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14 février 2008

Le ""baume de la Comtesse

Le "baume de la Comtesse".

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Vivo la terro maïre                                  Vive la terre mère
Et l'habitant qué la boulego                  Et l'habitant qui la cultive!

(Frédéric Mistral)

 

21 janvier 1907: l'expiation.

"A la santé de Monsieur Clémenceau!"

  « Porter un toast » est une expression d'Outre-Manche. Peu s'en faut que l'homme qui vient de lever son verre au Président du Conseil (sans pour autant partager ses convictions politiques...), ne passe pour un gentleman. En costume de tweed et redingote sombre, chapeau melon sur la tête, canne de jonc sous le bras, entortillant d'une main sa fine moustache et tenant de l'autre ses gants beurre frais, Casimir de Lonthomon porte beau la soixantaine. Il représente dignement la noblesse terrienne d'une époque qui n'est « belle » que pour certains. Ce 21 janvier, Monsieur le Comte achève une journée bien remplie. Il s'est rendu le matin à une messe expiatoire dite par l'évêque de Montpellier à la mémoire de Louis XVI, en la chapelle des Pénitents bleus de Montpellier. Primo, la « repentance » est à la mode. Ensuite, c'est là que gît, dans un cercueil de verre, son aïeule Albine de Lonthomon. A la sortie de l'église, une poignée d'irréductibles catholiques s'est colletée avec les gendarmes à cheval. Une empoignade devenue habituelle depuis que l'Etat s'en est pris aux biens des Congrégations. Puis, le calme est revenu. Casimir a participé, plus par habitude que par véritable conviction, au banquet de l'Action française. Trois heures perdues à table en compagnie de vieux Messieurs ennuyeux, qui portent la fleur de lys à la boutonnière. Après quoi, l'heureux parrain a procédé en présence de sa famille, de quelques proches et du personnel du Domaine, au baptême d'une nouvelle cuvée: le « Baume de la Comtesse ».
   
   Tel est le nom que porte ce cru prestigieux. La Comtesse dont il s'agit n'est plus hélas feue Gertrude de Montholon. Cette digne personne, mère de Gaétan, l'héritier du nom, a disparu depuis bientôt dix ans. La Comtesse en titre se prénomme Aude, elle n'a que trente ans, il s'agit de sa charmante bru. Pourquoi ce gredin de Gaétan, son fils unique, s'est-il entiché de cette petite institutrice sans titre ni fortune? S'il la trouvait mignonne, il aurait bien pu vivre avec elle « à la colle ». Cela se fait sans se dire. Mais pourquoi diable l'avait-il épousée... pour mieux la délaisser ensuite? D'abord pour faire enrager son père. Ensuite, parce qu'elle était en cloque. Enfin, parce qu'il l'aimait. A sa manière.

    Aude, au prénom de fleuve, est née à Sallèles, près de Narbonne. Sa mère était attachée (comme domestique, inutile d'insister là-dessus) à la famille Tapié de Celeyran. Ce patronyme fleure bon le terroir. Le château de Celeyran est un domaine viticole qui produit un cru réputé. Adèle Tapié de Celeyran était une parente éloignée de Casimir de Montholon, qui l'appelait « ma cousine Adèle ». De par son mariage avec Alphonse de Toulouse-Lautrec Monfa, un authentique descendant des Comtes de Toulouse, elle était de fait alliée à l'une des plus nobles et des plus anciennes maisons de France. Casimir de Lonthomon pouvait s'enorgueillir, au nième degré, de cette parenté prestigieuse. La passion de la vigne et du vin le rapprochait de « sa cousine Adèle », « pas plus fière que ça » qui s'occupait de tout au Domaine.  Et puis, leurs enfants avaient grandi ensemble.

    Par la suite, Alphonse de Toulouse-Lautrec et Adèle s'étaient séparés pour cause d'incompatibilité d'humeur. On évite le mot « divorce »  chez ces gens-là. Un fils, Henri, était né de leur brève union, hélas estropié du fait d'un accident survenu dans son enfance. Aux yeux d'Alphonse: un très mauvais sujet qui déshonorait leur illustre famille. Pour Adèle: un reproche vivant. Coupable ou non de négligence ayant causé la chute d'Henri, elle n'en chérissait que plus ce fils infirme au tempérament d'artiste. Coïncidence: à l'école des Beaux-Arts, Gaétan avait retrouvé Henri de Toulouse-Lautrec, il éprouvait pour ce nabot attirance et compassion.

   Il revoyait aussi périodiquement son ancienne compagne de jeux à Celeyran: Aude. Cette brunette s'était épanouie, au physique comme au moral, elle avait fait des études à Narbonne pour être institutrice. Aude était fascinée par les idées de Jules Guesde, qui commençaient à se propager dans la région. Le socialisme représentait pour Gaétan un concept exotique, il le voyait au travers d'un prisme: le regard d'Aude. Et son propos: « Le bonheur ne vaut que s'il est partagé. »
    Tout partager? Quelle charmante idée... il y adhérait volontiers... à condition que son propre train de vie n'en fût point affecté. Pour ce fils de famille, l'amour n'était qu'un feu de paille. Avait-il seulement compris  de quelle exigence morale s'accompagnait la générosité de sa compagne? Aude attendait beaucoup, trop sans doute, de l'homme à qui elle avait tout donné. Malgré l'opposition de son père, ou peut-être à cause de cela, Gaétan l'avait épousée. Moins de six mois après, allez comprendre, la petite Claude était née. La jeune femme avait rejoint son époux à Lonthomon. Elle avait du renoncer pour élever son enfant au métier d'institutrice qui la passionnait.

  Malheureusement, très vite, Gaétan avait retrouvé ses habitudes néfastes. Il menait belle vie, fréquentait les cabarets parisiens, courtisait les demi-mondaines, dilapidant par avance l'héritage familial avec ses maîtresses.... Ce viveur inconséquent oublia la jeune épouse qu'il laissait en Languedoc. Dommage pour lui, dommage pour elle.

    Aude avait fini par se résigner à la situation. En grande partie à cause de la petite. Avec son beau-père, une étrange intimité s'était même établie. Entre « terriens » on finit par se comprendre. Elle au moins savait que l'argent ne pousse pas aux arbres. La trouvant efficace dans la gestion du domaine, dure au travail, Casimir de Lonthomon lui pardonnait d'être une fille de rien! D'ailleurs, Monsieur le Comte adorait Claude Aglaé, sa petite fille, âgée de douze ans à peine. Quel caractère, cette enfant! Elle relevait la vigne à l'âge des ris et des jeux, au lieu de jouer à la poupée ou au cerceau.
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    Décidément, il faisait un temps magnifique pour la saison. En cette fin janvier, les jours sont courts. La lumière déclinait vite, et la soirée tournait au frais. Alexandre réchauffa le ballon de cristal dans la paume de sa main. Il huma un long moment l'effluve délicieux, fluide et subtil qui s'en échappait et venait chatouiller ses narines. Quel bouquet! Le liquide ambré luisait doucement aux derniers feux du couchant. Après en avoir longuement admiré la robe, d'un rouge profond, le parrain d'un soir se décida enfin à goûter son vin. Effleurant du bout des lèvres le verre, il claqua de la langue, fit tourner deux ou trois fois dans son palais une gorgée du précieux nectar. Contrairement aux bons usages de la dégustation, il ne la recracha pas. C'eût été bien dommage! Car, malgré les évènements, le cru 1906 promettait d'être fameux, on pouvait même parler d'un millésime d'exception.

   La contre-étiquette mentionnait avec une emphase convenue que le « Baume de la Comtesse » était un vin rouge d'assemblage, soutenu, riche en arômes, tout en rondeur. Le petit Jésus en culotte de velours! Ce cru étant censé accompagner agréablement les volailles et le gibier. Dans les caves du château, les culs de centaines de bouteilles identiques s'empilaient, évoquant absurdement des roues d'engrenage.

   Le « Baume de la Comtesse » existait également en version « rosé ». Il s'agissait là d'un vin de cépage, fruité, gouleyant, d'une agréable fraîcheur. Rien à dire de plus, sinon qu'à l'heure de l'apéritif, entre amis, on pouvait se permettre de verser une dose de liqueur de cassis dans le vin du Domaine. S'agissant d'un rouge, cela s'appellerait un « Communard ». Pouah! Vous n'auriez pas un terme moins grossier? Si c'était un rosé, le mélange serait baptisé « Rad'Soc ». Aux yeux des gens de droite, ce mot était synonyme de « rat d'égoût ».
   Justement. Ce n'est pas sans dégoût pour l'égoût que le petit-fils de Charles et Albine de Lonthomon avait traversé trois régimes successifs. Il s'était fait une philosophie. Jeune Bonapartiste, il fut un chaud partisan du Prince Président. Son enthousiasme tomba vite. Comme Victor Hugo, fils aussi d'un général d'Empire, Casimir se rendit compte que Napoléon le Petit n'arrivait pas à la cheville du Grand. Les idées politiques du comte de Lonthomon n'avaient pas grand chose à voir avec celles du célèbre écrivain. Après la chute du second Empire, il s'était dit, tous comptes faits, que le régime monarchique avait du bon. Problème: serait-il légitimiste ou orléaniste? Les événements en décidèrent pour lui. Son maître à penser, le Comte de Chambord, s'était disqualifié lui-même en exigeant le retour au drapeau blanc. Une fois Henri V écarté, vint la République des « Jules »!
   L'expression peut sembler péjorative. Selon la terminologie traditionnelle dans la famille des Lonthomon, un Jules est tout bonnement un pot de chambre. Aude désignait ainsi son époux, sans penser d'ailleurs à malice. Que voulez vous, les absents ont toujours tort! La jeune femme souffrait en silence et ne jugeait pas. Elle pensait aussi que dans la « République des Jules », il y en avait au moins un, Jules Ferry, qui ne prêtait pas à dérision. Sans lui, l'enseignement laïc, obligatoire et gratuit n'existerait pas,  Aude ne serait pas devenue institutrice.

   Les années passèrent. Les Radicaux succédèrent aux Opportunistes. Avec le « Petit père Combes », vint la séparation de l'Eglise et de l'Etat; sur cette épineuse question, Monsieur le Comte  ne pouvait qu'avaler sa salive, fulminer en pure perte. Jusqu'où les Rouges iraient-ils? En Languedoc, la S.F.I.O. commençait à faire parler d'elle en tant que « parti de lutte de classes et de révolution » (sic). Pur charabia que tout cela! (re-sic)
    Au contact du comte, et par respect pour son beau-père, Aude dissimulait prudemment ses idées progressistes. « Socialisme » est un terme explosif qu'il fallait éviter de prononcer dans la bonne société. Les milieux conservateurs s'inquiétaient de la popularité grandissante d'un certain Jaurès, le député de Carmaux, dans la circonscription voisine. Vigilance! Le Tarn était tout proche.... C'est dans ce contexte qu'éclata la crise viticole. Albert Sarraut, Emmanuel Brousse, députés radicaux-socialistes du midi, attirèrent l'attention du Gouvernement sur la détresse des vignerons. Il fallait à tout prix faire quelque chose. Jaurès et ses amis ne demandaient rien moins que la nationalisation du vignoble. « Aux fous! Il faut les interner! », hurlait Lonthomon. En fait, pour Casimir, les ennuis ne faisaient que commencer. En cette période agitée, il finissait même par trouver des qualités à Georges Clémenceau. Ce Radical énergique incarnait l'Ordre dont le pays avait tant besoin.

    Casimir épongea la sueur qui perlait sur son front. « Mon Dieu, que le monde serait beau sans la politique! » se dit-il. Il regarda une fois encore ce « baume » au reflet pourpre qui lui coûtait tant de peine. Le vin, c'était sa vie. Il vida son verre, un autre suivit, puis encore un. Habituellement, il évitait de boire à jeun, mais ce soir... Une espèce de torpeur, qui ressemblait à l'ivresse, l'envahit.    

Printemps 1907: l'explication.

  Le vignoble du domaine de Lonthomon, attenant au château XVIIIème, s'étage à flanc de coteau. Ces cinquante cinq hectares appartiennent à un terroir d'exception dit: « Côteaux du Verdanson », ils étaient en ce début de siècle et resteraient toujours l'orgueil de la famille. Des fenêtres du premier étage de sa « Folie », le regard de Casimir, heureux possesseur de ce fleuron de la viticulture languedocienne, embrassait d'un seul coup les terrasses successives. Sa raison de vivre.

    Le comte n'était pas arrivé à ce magnifique résultat sans mal. Dans les temps anciens, le vignoble était déjà présent sur ce site, mais pas tout seul; le paysage était plus diversifié; la vigne était complantée d'oliviers. Ou bien l'on cultivait entre les rangs des céréales, des pois chiches, ou des topinambours. 
    Ces cultures de printemps contribuaient à diversifier la production sans gêner la vendange. Pourtant, vers 1860, cet équilibre établi au fil des siècles s'était soudainement. Tout avait basculé avec l'arrivée du Phylloxéra. La vigne, richesse du Midi était sur le point d'être rayée de la carte. 
    Ce fut l'affolement. Comment lutter contre le ravageur? La famille de Lonthomon tenait en stock depuis des lustres dans ses caves des quantités impressionnantes de « verdet ». Le vert-de-gris, poison pour les humains, agit comme un insecticide violent quand l'on injecte dans le sol. Cette façon de faire, tenue pour efficace contre d'autres maladies de la vigne, eut malheureusement pour effet  de  sélectionner une souche de pucerons encore plus virulente. C'est alors qu'un Héraultais de Ganges, un certain Planchon, proposa de planter des vignes venues des Etats-Unis, résistantes au phylloxéra. Il parlait aussi de greffer les cépages locaux sur des porte-greffes américains.

    La potion magique fit son effet. Trop bien même. En cette année 1907, non seulement le vignoble s'était reconstitué, mais il avait dépassé ses limites antérieures pour envahir le paysage régional. 
- « Que voulez-vous, expliquait Monsieur le Comte à sa belle-fille, il faut bien répondre à la demande! Avec le développement du chemin de fer, notre production n'a pas de mal s'écouler. Songez, ma fille, que dans le nord de la France, un mineur a droit à une ration quotidienne de dix litres de vin. Une ouvrière boit cinq litres par jour, un enfant trois, dès l'âge de dix ans ».
    Cette réflexion mit l'ancienne institutrice mal à l'aise. Ces bouts de choux en âge d'aller à l'école, que la nécessité poussait à travailler  la mine, auraient pu être ses propres élèves. Elle voyait leur visage hâve, leurs traits creusés par l'alcool, leurs grands yeux tristes.
    Aude s'exclama:
  - Cinq litres pour un enfant! Y pensez-vous? C'est insensé! Sans doute, le vin donne-t-il des forces. Mais il est dangereux, même pour les adultes. C'est une cause d'ivresse publique et de cirrhose du foie, bonjour les dégâts! De cela, nul ne se préoccupe, là-haut!
Pas plus qu'on ne se soucie de qualité du vin dans notre beau pays du Languedoc!
   Au fond, le comte était d'accord avec sa bru sur le point qu'il faudrait moins boire et mieux. Mais comme on dit, il y a loin de la coupe aux lèvres.

    Décidément, les années se suivaient et ne se ressemblaient pas. Lonthomon dut revoir sa copie en fonction des conditions climatiques exceptionnelles de l'été 1904. Comme un fait exprès, la production avait doublé cette année-là. En 1905, la chaleur s'installa sur le pays de février au mois d'août. En 1906, il fit beau de mai à octobre. Pas plus que le soleil, la pluie ne fit défaut: ce fut la surproduction. Le seuil de mévente fut atteint, dépassé, pulvérisé, les cours s'effondrèrent. Le prix de vente d'un hectolitre de vin, qui avoisinait vingt francs au début du siècle, n'était plus que de 6 ou 7 francs en 1907.

   Il comte avait d'autres sujets d'inquiétude. Depuis le début de la crise, on trouvait sur le marché un produit frelaté, la « piquette ». Un phénomène marginal à l'origine. Cela s'obtenait en faisant macérer une seconde fois dans les cuves le moût de la vendange avec une bonne quantité d'eau et de sucre à l'appui. On « mouillait », on « chaptalisait » à tours de bras. Puis, on ajouta de l'acide. Ensuite, on se mit à récupérer le tartre en raclant les parois des cuves à du vin. Au final, ce qu'on baptisait « piquette » ne fut plus qu'un mélange innommable, sans rien à avec le jus fermenté de la vigne, mais qui la concurrençait dangereusement. D'où l'objet de cette âpre controverse entre le beau-père et la bru:
  - Tout a changé, déclara Casimir de Lonthomon. Le produit ne se vend plus. Puisque les cours ont baissé de moitié, si nous voulons nous y retrouver, il faut réduire les salaires des ouvriers d'autant, licencier les domestiques, ne plus employer de journaliers. D'ailleurs, tous les propriétaires viticulteurs ici le font.
    Aude rétorqua:
  - C'est trop injuste, Beau-Papa, ces pauvres gens n'ont déjà plus rien, certains ne font qu'un repas par jour, ou bien se nourrissent de tomates, de pissenlits et de châtaignes.
  - Quand on n'a pas de quoi manger, ma petite Aude, on n'a qu'à faire des petits boulots, vivre à crédit ou faire moins d'enfants!

    Aude marqua le coup. Elle-même n'avait qu'une fille, il est vrai. Fallait-il prendre la réflexion pour elle? Son beau-père n'allait quand même pas lui reprocher Claude Aglaé, conçue « dans le péché », il n'en était pas à ça près... Que voulez-vous, c'était sa petite-fille. Elle faisait sa joie après qu'il eût « digéré » le peu brillant mariage de Gaétan. Aude n'était pas fière. Sortie de Sallèles, elle ne vivait pas pour autant coupée de sa famille et reniait encore moins ses origines.
- Je tiens de bonne source, reprit-elle avec diplomatie, que dans mon village natal, la situation est devenue explosive. Les ouvriers sont en grève. Ils réclament un salaire minimum et des horaires de travail garantis pour tous. Un meeting s'est tenu le 24 mars. Aucun jour ne passe sans affrontement avec les propriétaires. Un comité de viticulteurs en colère s'est constitué à Argeliers sous l'égide d'un certain Marcellin Albert. Le maire de Narbonne, Ernest Ferroul, un élu de poids, soutient son action. On chante à présent la Carmagnole et l'Internationale sur la place de la Mairie.
  - Ils ont chanté tout l'été, qu'ils dansent à présent!
  - Des émeutes éclatent un peu partout. Est-ce donc la révolution que vous voulez?

   Non! Evidemment pas! Aude connaissait son beau-père. Elle savait bien qu'elle ne le convaincrait pas. Mais aussi que sous son apparence rigide, cet « aristo »  dissimulait un coeur d'or. Le Domaine de Lonthomon faisait vivre bon an mal an, une quinzaine de familles, ouvriers et domestiques confondus. Monsieur le Comte était très attaché à son son personnel, il ne manquait jamais de demander des nouvelles de Madame et des enfants, qu'il connaissait individuellement. Y compris au sens biblique, quand la femme ou les filles dont il s'agit étaient jeunes et jolies. Lonthomon n'était point avare d'encouragements, les poignées de main coûtant moins cher que les pourboires. En ces temps difficiles, il pratiquait l'aumône aux plus démunis, chichement, pieusement, en souvenir de Gertrude son épouse décédée, connue pour montrer autant de sélectivité que de circonspection.   

   Seulement voilà: malgré la sincérité de ses convictions, Casimir avait perdu le sens commun. Trop fréquenter les élus de droite, y compris Dieu, obscurcit les esprits et  endurcit les coeurs. Malgré de vigoureux interdits, Aude avait lu « Germinal ». Elle avait même dévoré tous les livres d'Emile Zola. En cachette, car depuis l'affaire Dreyfus, cet auteur était interdit de séjour à la bibliothèque des Lonthomon. Bien sûr, le Capitaine Dreyfus avait été officiellement réhabilité depuis peu, Monsieur Clémenceau comptait même parmi ses défenseurs, restaient les irréductibles de l'Action française, qui n'avaient toujours pas démordu. Cet homme était Juif, donc coupable. C'était l'honneur de l'Armée française qui était en jeu. On ne plaisantait pas avec cela.

   Aude n'avait aucune envie de plaisanter. Ni de puiser quelque doctrine politique dans ce qu'elle avait lu de Zola. Elle y avait rencontré la misère. Le regard des humbles y croisait le sien.

    13 mai 1907: l'apparition.

    Tous les viticulteurs de la région attendaient avec appréhension la période qui va du 11 au 13 mai, connue pour être celle des « saints de glace »: les bienheureux Mamert, Pancrace et Servais réunis étaient mis à contribution par les catholiques pratiquants pour pallier l'effet du gel sur les plantations. On les implorait ici. Passé la date fatidique, il n'y avait plus rien à craindre, au moins pour la vigne.
    En cette année 1907, tous les signes néfastes étaient réunis: la saint Servais tombait un vendredi 13 et coïncidait avec une nuit de pleine lune. Celle où justement le fantôme d'Albine de Lonthomon, drapé de voiles blancs, avait coutume d'apparaître à ses descendants. Pas toujours pour leur faire des compliments, car l'aïeule était connue pour son franc parler.

   Cette nuit-là, son petit-fils Casimir était en état de prostration. Les soucis que causait le domaine et le contexte de crise viticole avaient fini par le rendre insomniaque. Il avait aussi dans la soirée abusé du « Baume de la comtesse ». Ses yeux alourdis par la veille virent se matérialiser peu à peu une silhouette irréelle dans la pénombre.
  - Ne revenez pas  ce soir, Bonne-Maman. Je suis désespéré. J'ai tout perdu.
    Perceptible de lui seul, la voix du spectre se fit entendre: protectrice, un brin moralisante.
  - Si tu buvais un peu moins, mon petit, tu y verrais plus clair dans tes problèmes...                         
Il répondit à Albine d'une voix pâteuse:
  - Je suis découragé, je ne vois aucune issue, c'est la totale! 
  - Mais si! La solution existe... je l'ai rencontrée.
  - Et que pouvez vous faire pour moi, Bonne Maman?
  - Te conseiller. Car, tu le sais, un spectre n'a pas le pouvoir d'agir par lui-même.
   - J'écoute... j'obéis.  Comme on dit dans les Mille et une nuits.
  - Bon! Pour commencer, il faut arrêter de produire de la bibine, j'allais dire de l'Albibine. Faire encore plus pour que le vin de ce domaine, notre domaine, élevé par tes soins avec amour, soit enfin digne des Lonthomon.
  - Facile à dire.... il me semble que j'ai fait déjà pas mal d'efforts!
  - Il faut en finir avec cette saleté de plants américains. Arrache tout. Replante le domaine avec des cépages bien de chez nous qui produiront un raisin digne de ce nom. 
  - Comme vous y allez, grand mère! Il va me falloir attendre cinq ans avant que les jeunes plants arrivent en phase de production!
  - Agis par étapes. Plante plus serré pour que les racines aillent chercher le parfum du terroir en profondeur. Et surtout, jardine en suivant la lune.
  - Que vient faire cet astre en viticulture?
  - Il suffit d'être un tant soit peu versé dans les sciences occultes pour apprécier le pouvoir des phases de la lune sur la qualité du moût. Vendange, vent d'ange.
  - Me voici bien avancé. Que devrai-je faire ensuite?
  - L'essentiel: vendre un produit qui corresponde mieux à l'image que tu veux en donner. Soigne encore plus le paysage. Donne de brillantes réceptions dans le château. Organise des expositions d'art. N'hésite pas à te payer de vocabulaire. Associe sur l'étiquette de ton vin « Baume de la Comtesse » et « beauté de site » pour clients en frac parcourant les vignes. Le tout de ton cru! Que la renommée de la famille éclate aux yeux du monde entier!
  - Merci pour tout, Bonne Maman!

    Le spectre s'évanouit. Casimir était un petit-fils docile. Les explications d'Albine s'avéraient convaincantes. Mais la mise en pratique de ses sages conseils ne serait pas facile. L'aïeule ne pouvait prendre en compte des problèmes qui n'existaient pas de son temps.
    Aude, quant à elle, vit tout de suite le « hic ». Lorsque le comte exposa son « plan d'amélioration », la jeune femme objecta vivement:
  - Comment allez-vous demander à vos ouvriers qui accomplissent déjà dix heures de travail par jour de faire en plus  la vendange de nuit. Quand pourront-ils se reposer? S'occuper de leur famille?
  - Elémentaire! répondit le comte. « Vendre du vocabulaire », cela je saurai faire. Le maître-mot sera désormais: adaptation des horaires pour faire plus de rendement... Ces bonnes gens ne s'en porteront que mieux, et notre vin aussi.
     La jeune femme resta songeuse. Elle se sentait du côté des ouvriers du Domaine. Des gens qui avaient faim, qui manquaient de tout. Les viticulteurs savaient parler clair. Leurs maux ne se payaient pas de mots.  « Foutaises que tout cela! » s'écrieraient-ils.
    
   9 juin 1907: la manifestation.

    Un mois était passé. La tension avait monté en Languedoc. Les manifestations se succédaient dans toutes les villes de la région. Elles réunissaient un nombre sans cesse accru de participants.
    « Nous sommes dix, nous sommes cent... ». Oui, mais dix mille à Capestang, demain le double à Lézignan. A Narbonne, début mai: 80000 vignerons! A Béziers, 150000, qui dit mieux?
    Fin mai, le « prêcheur des platanes » rassembla 250000 manifestants à Carcassonne, 280000 à Nîmes. Combien aujourd'hui à Montpellier? On citait des chiffres énormes: 600, 700000? Au vrai, personne n'était plus capable de compter!

   A Lonthomon, Monsieur le Comte s'inquiétait et ne le cachait pas:
  - C'est dément. Il n'y a plus moyen de circuler sur le Clapas! Les abords de l'hôtel sont complètement embouteillés. On n'est plus chez soi dans cette ville!
    Aude parcourut  les colonnes du « Réveil du Midi », distribué par on ne sait quel miracle en ce jour d'émeute, échoué dans leur boîte aux lettres.
  - Je lis dans le journal que le chemin de fer est pris d'assaut depuis hier. Les trains de marchandise aussi bien que les trains de voyageurs! En fait, tous les moyens de transport sont mobilisés. Ceux qui le peuvent sont venus en voiture, en carriole, à cheval ou à vélo. Les autres, à pied.
  - Où ce beau monde a-t-il passé la nuit?
  - Dans les écoles. Elles ont été réquisitionnées pour les manifestants. Notre évêque a demandé que les églises de Montpellier soient ouvertes pour accueillir les femmes et les enfants.
  - Monseigneur de Cabrières? Je n'arrive pas à le croire! C'est un royaliste, proche de l'Action française! Il ne va pas nous faire « ça »!
  - Sait-on jamais? Un évêque a  bien le droit de lire l'Evangile et même de le mettre en pratique!
  - Qu'il fasse ce qu'il veut. Moi, j'ai peur de cette foule.
  - La misère n'a pas de visage. C'est elle qui défile sous nos yeux.
  - Tu veux dire que c'est une marée humaine en train de submerger Montpellier!

   Casimir avait eu le mot juste. La houle se faisait déferlante, une vague de manifestants succédait à la précédente en l'amplifiant. Au milieu de cette cohue venue de nulle part et d'ailleurs, les femmes n'étaient pas les dernières. C'étaient même elles qui portaient pancartes et bannières....                  
     Aude n'y tenait plus. Elle avait perçu la montée en puissance des travailleurs assemblés, le pouvoir de ces forces en marche. Cette foule prodigieuse représentait infiniment plus -elle le voyait bien- que la somme des gens qui la composaient. Il advenait au dehors quelque chose d'important, qui la dépassait. Comment pouvait-elle rester ici les bras croisés?
  - Je descends dans la rue voir ce qui se passe!
  - Tu n'y songes pas, ma fille! Ici, tu es en sécurité. Dans la rue, tu vas te faire écharper!

   Pas folle, la guêpe! Nonobstant la mise en garde de son beau-père, Aude venait de jeter une mantille sur ses épaules, un foulard couvrait ses cheveux. Déjà sortie de « l'ostal », un cocon trop confortable à ses yeux, Aude était à présent dans la rue, noyée dans la foule.

   Un zeste de mistral faisait s'envoler le calicot des banderoles. Celles-ci portaient les mêmes slogans que ceux scandés par la multitude en marche: « Non aux vins frelatés! ». « Guerre aux fraudeurs et à leurs protecteurs! ». On ne s'en prenait pas directement aux Pouvoirs publics. Mais l'on s'écriait en patois: « Aber tant de boun bi et ne pas pourre mangea de pan! » (avoir tant de bon vin et ne pouvoir manger de pain!)
    Menue, Aude parvint à se frayer un passage au travers des rue grouillantes, pavoisées. « La kermesse des gueux », selon l'expression de « l'Humanité ».  Aux abords de l'église saint Roch, on eût pu dire aussi bien: la messe tout court. Les pèlerins de la misère imploraient à leur manière et en langue d'oc le protecteur de la cité:

« Faï nous vendre un pau maï lou vi,            (Fais-nous vendre mieux notre vin.
  Calmo la colero celesto                                 Calme la colère céleste.
  Mais vengue pas amé toun chi,                    Surtout n'amène pas ton chien:
  Car aben pas de pan de resto. »                     Nous n'avons pas de pain de reste.)

   Enfin, la jeune femme arriva place de l'Oeuf, noire de monde. Face à la Comédie, une estrade était installée, c'est là que devait se jouer le dernier acte. Lorsque parut Marcellin Albert, tête nue, suivi d'Ernest Ferroul, les deux chefs de file eurent droit à une immense ovation qui montait de la foule en délire. Ce n'était pas une clameur, ce fut un rugissement.  D'un geste, l'orateur parvint à rétablir le calme. Puis sa voix de ténor surmonta le vacarme, une voix de terroir au timbre rocailleux. Il invitait les manifestants à garder sang froid et détermination. Les contribuables à faire la grève de l'impôt. Les élus à démissionner.
   Donnant l'exemple, le maire-adjoint de Carcassonne défit publiquement son écharpe tricolore et la jeta au milieu de l'assistance.
   Aude, un peu abasourdie,  se rendit compte que le point de non-retour venait d'être franchi. La révolution paysanne ne faisait pourtant que débuter.

   

19 juin 1907: la répression.

   Après la manifestation monstre de Montpellier, les évènements allaient en effet se précipiter. Ils resteraient gravés dans la mémoire collective du pays d'oc.
    Durant les jours qui suivirent, la moitié des conseils municipaux démissionnèrent. La vie des communes fut comme paralysée.
   Le Président du Conseil saisit la gravité de la situation. Il adressa une lettre ouverte aux élus démissionnaires, leur demandant de revenir sur leur décision. Peine perdue, ici les « gensses » sont têtus. La persuasion s'avérant sans effet, Monsieur Clémenceau décida de recourir à la force. Le Gouvernement fit masser en divers points de la région des régiments entiers d'infanterie et de cavalerie. Ces troupes étaient prêtes à intervenir à tout moment, soi-disant pour le maintien de l'ordre. En réalité, il ne manquait plus que l'étincelle pour allumer le feu.

   Ce 19 juin, l'arrestation d'Ernest Ferroul à Narbonne déclencha l'émeute. Il ne fallut pas longtemps pour que la population de la ville apprît que ses élus, traités en agitateurs, étaient gardés à vue. Narbonne fut mise en état de siège. On attendait l'inévitable, il se produisit. Face à une barricade improvisée, les cuirassiers ouvrirent le feu sans sommation. Alors commença le bain de sang.
   Ces tristes nouvelles parvinrent le lendemain à l'hôtel de Montholon. Lorsque Monsieur le Comte lut la presse du matin, ce fut la consternation. Aude parla « d'un crime affreux ». Casimir, d'une « tragique erreur d'appréciation ». Avec des mot différents, le beau-père et la bru se rejoignaient quant aux graves conséquences que ne manquerait d'avoir la fusillade de Narbonne.
    Le personnel du Domaine s'est déjà mis en grève illimitée. Le chef de famille sentit que la situation lui échappait dangereusement. Il adressa tout de suite un télégramme à Gaétan, son fils prodigue, l'enjoignant de rentrer d'urgence à Montpellier.

  13 juillet 1907: l'exposition.

    Cet épisode s'achève (avec la mention « à suivre ») à la veille de la Fête Nationale. A Lonthomon, l'on se fait généralement discret pour célébrer la République. Cette année plus que les autres, l'ambiance est lourde. Aude, affalée sur une bergère, est plongée dans la lecture des « Misérables » Victor Hugo c'est déjà « bien à gauche » pour ici, elle n'irait pas jusqu'à feuilleter Zola dans le salon familial.  Son regard évite de croiser celui de l'époux volage. « Il serait grand temps, se dit-elle, que celui-là fasse quelque chose de sa vie. »
-  Tiens, une lettre d'Adèle de Toulouse Lautrec! Ce n'est pas habituel.... observe Casimir en décachetant le courrier du jour.
  - Que nous dit cette chère cousine? demande Gaétan.
  - Rien de bon sur ce qui se passe à Celeyran. Lis toi-même!

   Un moment de silence. Le front de Gaétan se rembrunit:
  - Ce n'est pas la gloire, en effet! Leur castel est cerné par les vignerons révoltés à l'extérieur et rongé par les termites en dedans.
  - Tant qu'à choisir, ironise Casimir, je préfère les termites. Au moins, avec un bon insecticide, on peut espérer en venir à bout.
  - Ce n'est pas l'avis d'Adèle, poursuit Gaétan. Sa charpente est en train de s'effondrer. Il va falloir qu'elle vide les pièces du château.
  - Pas bien drôle en effet, que pouvons nous faire pour elle?
- Elle aimerait que nous prenions ses tableaux en dépôt jusqu'à la fin des évènements.
  - Des tableaux? Quels tableaux?
  - La collection de ce pauvre Henri.
        Le comte en est chaviré, tourneboulé.
  - Mais qu'allons-nous faire de ces croûtes?
  - Les  exposer, je pense....
  - Exposer Toulouse-Lautrec à Lonthomon? Tu perds la tête! Il n'a peint que des horreurs, ton ami: des danseuses, des prostituées à leur toilette. Des femmes nues ou demi-nues, même pas belles à ce qu'on dit.
  - Eh bien, il faut peut-être sortir des « on dit ». Juger de ces oeuvres par nous-mêmes.
  - Cela va faire six ans qu'Henri est mort. Paix à ses cendres.
  - Justement. C'est quand un artiste est mort qu'on commence seulement à l'apprécier. Les toiles de Toulouse- Lautrec ont déjà la cote. A Paris, bien sûr, pas ici.

    Casimir est perplexe. Il se souvient du conseil de son aïeule: « Anime le château en organisant des expositions d'art ». Evidemment, ce n'est pas à ça qu'il pensait. Non, Monsieur le Comte aurait très bien vu quelque chose de plus convenable, où l'on trouve ses repères; de la peinture que chacun puisse comprendre. Si par exemple, il organisait un concours d'amateurs sur le thème de la vigne et du vin?...  « Le vignoble dans tous ses états », ce n'est pas une idée, ça?
   Bien qu'il ne soit pas d'usage dans la famille que les femmes interviennent dans les discussions, Aude lève le nez de son ouvrage et se fait conciliante:
Si vous me permettez un avis, Beau-Papa, Henri de Toulouse-Lautrec aimait beaucoup, je crois, les animaux. Il a peint des courses de chevaux, des paysages, que sais-je... Retenons cela pour commencer. Les danseuses, on verra plus tard.

   Gaétan regarde son épouse avec surprise. En politique, il connaissait ses idées avancées. Lui n'était d'avant-garde que dans les tableaux. En matière d'art, Aude n'était donc pas non plus une oie blanche? Celle qu'il avait naguère aimée serait-elle moins ignare qu'il ne pensait? Il lui dit:
  - Ma chère, voici l'homme dont vous parlez!
Il sort une vieille photo de son portefeuille. Sur ce cliché, Henri pose à côté d'une vache, dans son fauteuil roulant. Etait-il disgracié, ce petit homme aux jambes torses! Son nez épais, ses lèvres baveuses apparentent plutôt son visage au mufle du ruminant. D'ailleurs, il n'y a qu'à lire la légende écrite de sa main: « Quand les vaches brouteront la vigne, moi je boirai du lait! »
   - Fort bien! approuve Casimir. Voilà un homme qui savait vivre!
   - Il en est même mort, car il consommait sans modération.
  - Bon, mais ça, c'est du passé. Il y a prescription. Puisque vous y tenez tous, conclut le comte, va pour exposer Toulouse-Lautrec à Lonthomon!
   - C e sera la première fois! Peut-être pas la dernière....

    Quelques jours plus tard, les caisses venues de Celeyran parviennent à « l'ostal ». Leur contenu paraît sortir de la caverne d'Ali-Baba, tant elles regorgent de merveilles insoupçonnées. Comment un tel déploiement d'arabesques et d'aplats colorés a-t-il pu surgir des mains de ce nabot aux doigts écartés et osseux, aux pouces en demi-lunes?  C'est l'âme de Montmartre, l'univers factice de ses cabarets et de ses maisons closes, qui naît des toiles d'Henri. Il en jaillit des personnages  aux noms extravagants: Valentin le Désossé, La Goulue. Ici, c'est Aristide Bruant, avec son chapeau feutre et son écharpe rouge qui s'envole. Là, Marcelle Lender, Yvette Guilbert, dans le tourbillon de la danse et le clinquant de leurs paillettes. Le monde familier de l'artiste est  brossé d'une touche nerveuse, spontanée, avec sa mélancolie et sa gaieté, ses heurs et ses malheurs, sa splendeur et son dénuement.
   Aude cette femme forte, avisée, que la famille eût aimé bien pensante et « comme il faut », éprouve une étrange fascination pour cet univers qui se révèle brusquement.
  - Il nous faut trouver un titre pour l'exposition...
  - Pourquoi pas tout simplement: « Il peignait la Butte »? propose Gaétan.
  - Ces toiles dérouteront les bigotes! admet Monsieur le Comte en conclusion. Associons à jamais le « Clos Montmartre » au « Baume de la Comtesse », et que la fête commence!

VIGNERON

NOTES ET COMMENTAIRES:

    L'épisode de 1907 s'insère dans un contexte historique précis: la « révolte vigneronne » en Languedoc, qui met en scène des personnages réels. Les principales sources consultées sont C. Deroubaix, G. Le Puill, A. Raynal: « Les vendanges de la colère » (éd. « Au diable Vauvert », 2006), ainsi que A. Ferran: "L'Etat face à la révolte de 1907"  (éd. « La découverte », 2007). De nombreuses manifestations artistiques et culturelles ont marqué le centième anniversaire de ces évènements.
    Les membres de la famille propriétaire de l'Hôtel de Lonthomon sont imaginaires, ainsi que la situation de cette « Folie » et le vignoble  supposé l'entourer. La famille Tapié de Celeyran, le castel et le vignoble de ce nom  existent bien, de même les liens avec H. de Toulouse-Lautrec, l'épisode des termites est inspiré de faits réels (et récents).
    "L'album de la Comtesse" est suffisamment connu pour s'y adonner avec délices, et sans modération.

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