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5 novembre 2022

Antigone 22, par Jean-Claude Boyrie

Piste d'écriture: Antigone, j'écris ton "non"

 

La première fois que nous nous sommes rencontrés, c'était au mitan du mois d'avril (excuse-moi si j'ai oublié la date exacte). Un jour en tout cas où il faisait beau, très beau, dès le début de la matinée. Assise sur une marche de l'escalier ouvrant sur le gymnase d'Olympie, tu profitais du soleil printanier, déjà chaud pour la saison. Je me souviens. Tu portais un survêtement gris souris élimé, trop ample pour toi. Tu passais inaperçue au milieu d'un groupe de nageurs faisant le pied de grue, attendant l'ouverture des bassins. Peu après, sur un signe de son entraîneur, toute l'équipe a pris la direction des vestiaires.

Ce jour-là, j'ai remarqué ton regard. Pas vraiment triste. Inquiet plutôt, comme perdu dans un lointain ailleurs. Toi, l'étrangère, avais l'air de te demander : "Dans quel monde suis-je arrivée ? Et qu'est-ce qui m'attend ici ?"

Observant la scène avec attention, j'ai vu d'autres femmes comme toi, d'âges divers, à la démarche lasse et plutôt mal attifées. Elles allaient et venaient d'un pas indécis depuis l'entrée du gymnase, ayant l'air de ne pas trop savoir ce qu'elles faisaient là. C'est alors qu'un déclic s'est produit dans mon esprit. Je me remémorai cette information de presse évoquant le regroupement, réputé provisoire, en ce lieu de réfugiées ukrainiennes. Des femmes, presque uniquement, car leurs frères, maris, et même leurs enfants en âge de combattre étaient restés au pays. Certaines étaient accompagnées d'un bébé, fillette ou garçonnet.

Elles pouvaient s'appeler Oksana, Tatiana, Polina, Olenka, Karina. Leurs visages se confondent aujourd'hui dans mon esprit. Tu m'as semblé la plus jeune de toutes, tant ta taille était menue et ton allure dégingandée. En somme, une silhouette de gamine. Sur ton visage, on lisait la gravité, la détermination. Tu n'acceptais pas le regard apitoyé des passants. Ton prénom, c'était Linia (dont on avait tiré le diminutif affectueux de Lichenka). Dans ma tête, je t'ai surnommée Antigone à cause du quartier où tu venais d'échouer, peut-être aussi du fait de ta ressemblance étonnante  avec l'héroïne antique.

Et ç'a t'est resté.

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Ce jour-là, tu ne t'es pas aperçue que je t'observais. Ou bien, (mais qu'importe ?) tu as fait tout comme. J'ai passé mon chemin comme si de rien n'était.

Le jour suivant, nos pas se sont à nouveau croisés. Pas vraiment le fait du hasard. Je me préparais à prendre un peu plus loin mon tramway. Tu te tenais sur le retour d'escalier qui fait face à la station "Place de l'Europe". Je t'ai saluée. Un éclair de connivence est passé dans tes yeux. Des yeux d'un bleu profond. Ils m'ont semblé rivés sur l'horizon sans fin.

Décidément, tu m'intriguais. Sous le moindre prétexte, je passais et repassais devant ces marches. Chaque fois, je te retrouvais assise au même endroit, plongée dans tes pensées. J'ai fini par t'adresser la parole. Tu m'as répondu dans un français hésitant, mais correct. J'ai compris que tu venais de l'est de l'Ukraine, une province appelée Donbass, dont on parle beaucoup ces temps-ci. Tes parents avaient disparu, m'as-tu dit, dans la tourmente. Auparavant, ils avaient pu vous embarquer in extremis, ta sœur et toi, dans un bus filant vers l'ouest du pays, le dernier convoi du genre au départ de Lyman. Au mépris des tirs ennemis, condamnés désormais à l'errance, les passagers ont atteint la frontière et traversé l'Europe. On ne sait trop comment, ils ont terminé leur trajet dans la région, puis ont trouvé ce point de chute à Montpellier.

Tu m'as expliqué que ta famille avait des membres des deux côtés, tu m'as aussi parlé de cette guerre absurde autant qu'inhumaine, en ce qu'elle opposait deux peuples frères.

La nouvelle Thébaïde en somme : Étéocle et Polynice affrontés. De l'un, l'Histoire a pu faire un héros, de l'autre un traître. En ce cas, l'agresseur est identifié.

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Ce n'est que quelques jours plus tard que j'ai fait la connaissance de Liza, ta sœur et ton vivant contraire : Ismène. Une fille enjouée, exubérante, autant que toi-même es en apparence introvertie. En dépit des maux qui pleuvent sur l'Ukraine, elle continue à  rire, danser, faire la "teuf", un terme verlan qu'elle a glané Dieu sait où, tout comme l'expression "vivre sa vie à donf". Car, pour mieux s'intégrer au pays d'accueil, cette battante apprend notre langue en accéléré. Soucieuse aussi (comme on la comprend !) de gagner sa vie au plus vite, elle m'a dit suivre une formation de coiffeuse, et vient de signer un contrat d'alternance avec un salon du centre-ville, à la clientèle huppée. Elle compte recevoir des pourboires généreux. Surtout faire ici d'intéressantes rencontres qui lui permettront de se poser enfin.

 

Ton rêve à toi, c'était de revenir au pays.

 

Le mois de juin suivant a vu le début d'une interminable canicule. Par vagues successives, la chaleur nous a poursuivis tout l'été. Le mois d'août a promené sur nous ses chars de feu. J'imagine ce que les réfugiées ont enduré, confinées dans leur salle de fitness. Elles ont été rapidement dirigées vers d'autres lieux. Certaines d'entre elles, avec leur progéniture, ont été reçues dans des familles d'accueil. Les autres, je ne sais pas à vrai dire ce qu'elles sont devenues. Ta sœur et toi, je vous avais déjà perdues de vue.

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Septembre est venu. J'ai croisé fortuitement Liza sur le marché d'Antigone, une bonne occasion pour moi de prendre de tes nouvelles. Pour ce qui la concernait, tout se passait bien, en tout cas conformément à ses vœux. Elle avait, au terme de sa formation, décroché un C.D.I., accessoirement  "adopté un mec" (si j'en juge à ses insistants sous-entendus).

Toi, tu avais déjà rejoint Lyman, votre ville natale, alors sous occupation russe. Liza désapprouvait ton projet de rentrer au pays. Sachant ce qui t'attendait, elle avait  vainement tenté de t'en dissuader : insister davantage eût été mal te connaître.

Entre temps, vos deux parents avaient péri dans un bombardement, seul demeurait là-bas votre vieil oncle Ivan, estampillé "séparatiste". En clair, un collaborateur, que Liza m'a présenté comme le type même de l'"apparatchik". C'est lui que les russes (que j'orthographie à dessein avec un très petit r) avaient appelé d'office aux fonctions de maire. Cela lui valait, sinon la considération, du moins une sécurité relative, et la perspective de nouvelles ressources. Imbu de sa personne, autant que corrompu, l'oncle Ivan s'était enrichi dans les trafics en tout genre.

Et puis, sans malice aucune, ta sœur m'a touché mot de Stepan, ton chéri, moderne avatar d'Hémon, sans doute prétexte à ton retour. Tu le considérais auparavant comme ton fiancé. Joli garçon, sans aucun doute, mais d'un caractère superficiel, allant d'une fille à l'autre, et Liza finit par m'avouer qu'elle-même était à l'occasion sortie avec lui.

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J'en arrive à l'épilogue : ton  histoire prend fin le jour de l'ubuesque referendum organisé par l'occupant. Pour épargner à tes compatriotes le trajet du bureau de vote sous les bombes, les scrutateurs ont poussé l'obligeance jusqu'à venir à eux. Ils ont visité chaque foyer munis d'un paquet de bulletins de vote et d'une urne en plexiglass. À la question posée : "Êtes-vous pour le rattachement du Donbass à la Russie ?", il te suffisait de répondre "Oui" pour qu'on te laisse en paix. Mais toi, quand est venu ton tour de voter, au vu et au su de tous, tu as glissé calmement dans l'urne transparente un bulletin "Non".

Le tournage de la vidéo de propagande fut aussitôt interrompu. Ton oncle était sidéré. Tu faisais la honte de la famille à ses yeux. Hors du champ de la caméra, ce monstre t'a conduite au bord d'un ravin puis, tirant son arme, il t'a abattue à bout portant.

Pour cet acte hautement méritoire, Ivan a été peu après décoré de l'ordre de Saint Vladimir par le sinistre poutine (j'emploie exprès un p minuscule), encensé par son comparse cyril (le patriarche de moscou, ci-devant officier du K.G.B.). J'y vis pour ma part un effet de l'éternelle alliance du sabre et du goupillon, chère à Jean Ferrat.

 

À présent, le drapeau jaune et bleu flotte à nouveau sur Lyman. L'oncle Ivan n'a guère profité de sa courte apothéose. Au retour de l'armée ukrainienne, il fut cité devant le tribunal de guerre en comparution immédiate, et jugé pour haute trahison, crime contre l'humanité. La peine de mort est, comme on sait, abolie en Ukraine. Il fut donc co

Antigone et Ismène, in "Fille d'Œdipe" de Marie Gloris et Gabriel Delmas

ndamné selon la loi de ton pays à la réclusion criminelle à perpétuité. Il fut jeté dans un cul de basse-fosse, où, dans le mépris général, à ma connaissance, il pourrit toujours.

 

Quant à toi, ma Lichenka, mon Antigone, que je savais si passionnément attachée à la vie, au moins n'as-tu pas souffert en la quittant, pour connaître

 cette mort sans tache à laquelle tu aspirais. Tu n'entendras plus le son de ta langue maternelle, qu'on dit parmi les plus harmonieuses du monde. Tu ne porteras jamais la chemise et la jupe brodées, ni la couronne de fleurs des mariées ukrainiennes. Tu viens seulement de passer de ton morne exil en ce bas-monde à cette autre errance, aussi cruelle cette fois qu'irrévocable, au royaume des Ombres.

Il se peut que tu penses à Liza. Maintenant, ta sœur n'a plus aucun proche au pays. La situation, selon elle, est beaucoup trop tendue à Lyman pour qu'elle puisse envisager dans l'immédiat de s'y rendre et de se recueillir au cimetière. Elle a, faute de mieux, fait graver sur ta tombe un court poème :

"Ton silence agit comme le sel sur mes blessures, avivant une plaie ouverte."

Illustration: Antigone et Ismène, in "Fille d'Œdipe" de Marie Gloris et Gabriel Delmas 

 

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