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15 décembre 2008

Il y a..., par Anne-Marie (Salamandre)

Il y a… Tout ceci n’est pas si loin… Il y a cinq ans peut-être, date de notre dernier voyage à Venise… Mon compagnon ayant préféré la sieste (ordonnée par la Faculté), j’avais poursuivi ma promenade en prenant la ruelle à droite de notre hôtel. Les rires et les bruits du vaporetto s’étaient déjà éloignés sur le Canal ; la foule bruyante et bigarrée des touristes était restée sur la Place Saint-Marc.« Calle » à l’heure de la sieste ; volets mi-clos. Un extra-terrestre, échappé de cette foule, carnet en main, « croquait » une lourde porte sculptée ; que n’aurais-je donné pour la pousser, pénétrer dans le mystère de cette maison vénitienne… Plus loin, un chat ouvrit un œil, puis me regarda passer d’un air méprisant – mépris du philosophe envers la bêtise humaine. D’autres « calles », petits ponts, escaliers… J’avais beaucoup marché. Une boisson fraîche serait la bienvenue.

Au sommet de quelques marches, une petite place, deux ou trois table attendant un touriste qui ne viendrait sûrement jamais dans ce coin isolé. Je poussai la porte ; derrière le comptoir, un homme ronflait copieusement, bercé par l’air d’O sole mio. Je le dérangeais très sûrement. Après quelques toussotements, il se réveilla ; se confondit en excuses. Gênée, je perdis tout vocabulaire et, comme dans toutes les villes du monde, demandai un espresso. Il ne paraissait pas savoir ce qu’était un espresso.
- Café, café fort !
J’avais tout mon temps, m’installai confortablement ; il ne faudrait pas être pressée.

Curieusement ce petit homme me faisait penser à Louis de Funès. Il repartit en sautillant vers ce qui devait être la cuisine.
Hélas pour lui, la chance ce jour là n’était pas de son côté. La porte s’ouvrit à nouveau. Un couple entra ; je ne les vis que de dos. Elle plutôt petite, lui baraqué. Elle demanda à notre pauvre De Funès s’il y avait des toilettes. Le malheureux, transpirant, affolé de tant de monde dans sa gargote à l’heure somnolente de la sieste, expliqua avec force gestes comment, en sortant du café, en tournant à droite au fon d’un petit jardin, elle trouverait l’endroit de rêve où elle pourrait « se rafraîchir », comme l’on dit.
Ce qui pour moi, avec la chaleur, eût représenté le parcours du combattant, ne parut pas la troubler ; je décidai que c’était une femme de grand courage. La suite des évènements me donnerait raison.

L’homme s’installa dans le fond du troquet ; puis, brusquement, changea de côté, me fit donc face. Où l’avais-je vu ? Il portait une soixantaine d’homme sportif, actif. J’étais sûre de l’avoir rencontré auparavant. Calmement, il sortit une pipe de la poche de sa vareuse et commença à la bourrer. Une déferlante me submergea : cette odeur de tabac sucré… J’eus l’impression de tomber en arrière dans un grand trou profond ; des années, des années de jeunesse. Sentant mon regard, il leva les yeux ; ces yeux gris bleus, un peu rêveurs. Aucune réaction ne troubla son visage, ne changea son regard. Comment pouvait-il avoir oublié ? Avais-je donc tant changé ?

Nos parents étaient très amis, sa sœur, ma seule copine. Nous nous étions rencontrés entre deux avions ; lui, partant rejoindre ses parents au Sénégal pour les fêtes de Pâques, moi rentrant en France. A son retour de vacances, les parents me demandèrent de l’accueillir à Paris, de lui faire visiter la ville. Coup de foudre ? Ce fut une rencontre naturelle, joyeuse ; les rues de Paris, main dans la main ; lui si grand, moi… plutôt petite. Fous rires, terrasses de café… Il faisait l’Ecole de Marine à Nantes, moi je préparais le bac philo. Le soir arriva, trop vite. Je le raccompagnai Gare Montparnasse.

Il fit d’autres voyages à Paris. Nous faisions des projets ; les retrouvailles étaient joyeuses, les départs mélancoliques. Je vivais dans l’attente de ses cartes postales, noircies de petites pattes de mouches ; je les lisais et relisais. Mes études en étaient naturellement perturbées, et je passais de nombreuses heures devant des pages blanches. Le petit dieu Amour m’attribua tout de même un diplôme (à la surprise de mes parents…)

A la fin de l’été, ceux-ci me conduisirent en Bretagne, heureux de retrouver également leurs amis. Séjour toutes générations confondues : souvenirs d’Afrique pour nos parents, balades sur la plage pour nous ; dans la corbeille d’osier où je conserve pêle-mêle mes photos, je retrouverai encore l’un de ces instant, sur le sable en plein vent, face à Belle Ile en Mer.

Au dîner je fus présentée à la vieille tante, Tante Anna ; un monument dans la famille et… un héritage certain. Elle me fit un accueil des plus glacés qui me laissa indifférente. Tout le monde riait, heureux, nous étions tous heureux. Pierre, pour s’amuser, s’ingénia à la faire boire mais elle avait le vin hargneux.

Le lendemain matin, il fallut songer au retour. Au bout de la rue, du fond de la voiture, je vis une grande silhouette agiter les bras.

Un matin, une enveloppe arriva. Pierre avait réfléchi : nous étions jeunes, inconscients ; mieux valait ne plus nous écrire. Cela sans autre forme d’explication. Plus tard, sa sœur m’apprit que la vieille tante m’avait jugée peu mûre, trop légère pour devenir une femme de marin. Deux ou trois ans plus tard, il épousa une jeune fille qui me ressemblait beaucoup. Elle avait dû plaire à la tante à héritage…

La femme revint dans le café :
- Pierre, as-tu commandé quelque chose à boire ?
Pierre… Je ne m’étais pas trompée. S’apercevant de mon insistance à les observer, elle m’apostropha d’un ton peu amène :
- Sommes-nous censés nous connaître ?
Pierre ne dit mot ; détourna le regard. Des années après, il agissait de la même façon : éviter tout problème.
Pour le rassurer, je ne répondis point à sa femme ; jetai quelques pièces sur le comptoir et quittai le café.

A l’extérieur, j’eus un éblouissement et me rattrapai à la rampe du pont. Tant de temps en si peu de temps… Je repartis à pas lents. Il me revint alors qu’au décès de mon père, j’avais eu droit aux pattes de mouches. Tout était fini maintenant.

A l’hôtel, mon mari reposé et dispos me questionna sur ma promenade :
- Rien de particulier, j’ai juste pris un espresso dans une gargote.

Anne-Marie (Salamandre), novembre 2008

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