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20 février 2009

Mon grand-Père, Thérèse-Françoise Crassous

Après la guerre en 1945, mon frère, sept ans, ma sœur, quatre ans et moi, six ans, avons vu cet homme pour la première fois ! Géant à la barbe poivre et sel, taillée en pointe, les cheveux roux, les yeux rieurs, il avait un sourire permanent aux lèvres. D’une stature hors du commun, il se tenait bien campé sur ses jambes derrière la grille de notre maison et nous impressionnait terriblement.

Nul ne venant l’accueillir, il empoigna les barreaux, escalada en souplesse, traversa le jardin, monta les marches du perron. Puis il tambourina la porte de son poing et, de sa grosse voix, nous enjoignit de lui ouvrir dare-dare. Or, nos parents sortis ce jour-là, nous avaient recommandé de ne laisser entrer personne. Bien qu’admiratifs devant l’exploit et la détermination de ce vieillard qui avait franchi aisément les obstacles, craignant les foudres paternelles, nous ne savions que faire.

Nous passâmes quelques minutes à chercher une solution puis nos parents arrivèrent, essoufflés, et s’écrièrent aussitôt :

- Vous ne reconnaissez pas votre grand-père ? Ouvrez vite ! 

 Rassurés, nous nous empressâmes de déverrouiller la serrure.

Dans un éclat de rire tonitruant, notre aïeul nous prit illico dans ses bras et claqua de gros « poutous» sur nos joues.

A partir de cette année-là, nous le vîmes tous les étés.

A Lunéville en Lorraine, sur la colline, celui-ci lorsque nous allions en vacances à la campagne à Bonneval, forçait toujours notre admiration. Il nous accueillait dans une grande bâtisse, de quinze chambres avec une ferme attenante où nous allions le matin chercher le lait fumant et mousseux. Il déambulait en compagnie de son coq nain, Fifi, juché sur l’épaule droite et de son chien, Youp, haut d’environ un mètre, un épagneul roux comme lui. Il se déplaçait ainsi en joyeux équipage dans la maison, parlait haut et fort, apostrophait ses animaux tout le temps et ponctuait ses palabres de rugissements. Ses amis répondaient par un cocorico ou un jappement. Nous leur faisions des niches ou arrachions une plume au passage lorsque le coq nous béquait les mollets. Leurs cris et leurs regards de martyr nous valaient de bonnes fessées.

Bon papa, entrant le soir dans le salon, disait d’une voix de stentor

- quel tripot !

 Il avait à la bouche son éternelle pipe qu’il choisissait le matin selon son humeur, en racine de bruyère ou en écume, achetée à Saint Claude dans les Vosges. Des volutes de fumée sortaient par moment de ses lèvres et son nez. Une odeur d’Amsterdamer, tabac blond au miel, flottait autour de lui.

- Tu fumes comme un pompier.  lui disait sa femme  «

-  Non, rétorquait-il, comme un sapeur ! » 

Réunis après dîner, nous jouions par tables selon les âges, à la crapette, à la bataille ou au mah jong. Grand-mère, dans la pièce à côté, la salle à manger, jouait au piano des airs légers et gais, des comédies que grand-père entonnait de sa voix de baryton. Jeunes mariés, ils avaient fait partie d’un orchestre de chambre avec César Frank et Gabriel Fauré. Ils se réunissaient les dimanches et testaient toutes les créations de l’Art Nouveau. En tant que directeur du Val de Grâce à Paris puis comme professeur à la Catho de Lille, sa femme et lui étaient invités à toutes les Premières. Ils ne se privaient d’aucune occasion de sortir ensemble jusqu’à la naissance de ma mère. Deux enfants à emmener c’était trop ! Alors les femmes à la maison ! Ils en eurent trois puis cinq. Si bien qu’après la guerre, nous étions vingt cinq au minimum à table en période de vacances. Vous vous imaginez ce que ça pouvait être et quel tohu-bohu ! La maison pleine. Un brouhaha constant. Tout ce monde pêle-mêle. Sans compter la famille et leurs amis. A table, les petits devaient se taire et laisser parler les grands. Dans la journée, ça courrait, ça sautait aux trois étages. Ca entrait et sortait constamment. Vous voyez le tableau ! Les cris et les rires, les blagues et les bons mots fusaient de toutes parts. Les enfants jouaient dehors autour des bâtiments et jusque dans les vergers. La maison, bâtie en 1864 par le père de grand père, avait reçu tour à tour les Français et les Allemands pendant les « drôles de guerres ». Devenue en ces temps troublés point stratégique, elle fût saccagée, rebâtie, ensuite embellie.

 Aujourd’hui, les adultes au soleil, discutaient âprement sur la terrasse, jouissant d’une vue imprenable sur la ville de Lunéville et les champs

  Nous, les enfants, nous blottissions dans des cachettes : derrière la porte, dans la haie de laurier ou sous l’escalier pour attraper au vol les discussions politiques et les histoires scatologiques. 

C’était fête tous les jours. !

  Pépé, comme disaient nos cousins, nous faisait des blagues.

- « Elles entretiennent la gaîté » disait-il.

Ainsi, un jour, Il enleva son œil de verre -son vrai avait été percé par une balle- et le brandit au bout des doigts ; son orbite béait, rouge tâché de blanc. Il se mit à rire en voyant notre effroi et nous permit ensuite, pour nous rassurer, de le prendre et de jouer avec.
Entendant les chiens de la ferme voisine aboyer et annoncer une visite, il se tenait d’aplomb sur le porche entouré de ses amis à pattes et attendait de pied ferme les hôtes. Cette ménagerie recevait les professeurs, amis, élèves, amis d’amis et famille sur le seuil. Le temps passait vite. Souvent la nuit tombait et ils étaient toujours là. Aussi mon grand-père les invitait à dîner. Les femmes s’activaient à la cuisine, mettaient le couvert. L’heure de dormir venant, il leur donnait son lit et couchait sur le sofa dans le séjour, « à la dure », comme aux jeunes années de campagne à l’armée, au Service de Santé. Bienveillant chirurgien, il opérait les pieds bots et becs de lièvre des enfants et adultes, nombreux dans la région de Lille, en clientèle privé ou à l’hôpital, et conviait ses collègues et ses étudiants à venir prendre l’air à la campagne. C’était un tourbillon incessant ! 

 A ce moment-là seulement, nous avions le droit d’enfiler sa grande robe d’enseignant, noire bordée d’hermine et sa toque. Les aînés déclamaient la tirade du nez, tout petit Cyrano, et pouvaient imiter ses mimiques tour à tour doctorales ou cyniques sans se faire gronder. Il hurlait de rire, s’exclamait, se claquait les cuisses en des bruits effrayants. Des fous rires se propageaient irrésistiblement.

  Une nuit d’été un charivari nous fit tous sortir du salon. Devant le poulailler Fifi, le coq, gisait, le ventre en l’air, des plumes volant encore aux alentours. 

- Un renard sans doute !» dit Grand-père.

Depuis ce jour-là, les aboiements joyeux de Youp ne se firent plus entendre.

 

Les beaux jours finis, nous partions pour Rouen où nous passions toute l’année scolaire, attendant impatiemment les futurs congés d’été.

  Puis dans ma onzième année, grand père tomba malade. Cet homme haut en couleur, au grand cœur (il ne faisait pas payer ceux qui n’avaient pas d’argent), toujours de bonne humeur, une chanson continuelle aux lèvres, à la faconde ensoleillée, « une pointure » disait-on, hors du commun, s’endormit définitivement sans bruit. Youp a gémi tout le jour à vous fendre le coeur. Il nous avait averti.

Fidèle compagnon, il l’accompagna à sa dernière demeure, se coucha sur la tombe et ne bougea plus. Nous voulûmes l’attraper pour le ramener à la maison mais il fût introuvable. Nous le cherchâmes pendant trois jours. Il était sur le caveau au cimetière, affaibli. Nous le portâmes, amaigri. Mais Dieu qu’il était lourd ! A côté du fauteuil de son maître il se coucha avec un regard si triste, fermait les paupières et ne se réveillait plus.

L’ambiance, vous vous en doutez, avait donc bien changé. Grand-mère, vieillie, n’eût plus le courage et l’envie de nous réunir tous dans cette grande maison. Les amis se firent rares, la famille éloignée nous rendit visite avec parcimonie, puis ne vint plus.

  La maison fût vendue.

 

Aujourd’hui encore, mes frères et sœur, parfois rassemblés lors d’une cérémonie, dévident les souvenirs de ces moments joyeux si vite envolés.

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