la jeune fille au nénuphar, par Ariane LOEB
La jeune fille au nénuphar
« Pousse-toi ! »
D’un coup de pied rageur elle repoussa les feuilles énormes qui la bordaient La
plante aux formes molles n’y prit garde Impassible, elle s’étalait de toute sa
rondeur « Pousse-toi je t’ai dit ! » La jeune fille fulminait
Insensible aux paroles humaines, le nénuphar continuait à s’étendre majestueux
Oui mais elle aussi elle y était dans ce lit transformé en terrain de joutes
Son lit ! Couchée nuit et jour parce qu’un beau jour elle avait décidé
qu’elle ne se lèverait pas Allongée sur le dos, ses longs cheveux noirs épars
sur le blanc des draps elle rêvassait parce qu’à son âge on rêve toute la
journée
Lui, le
nénuphar, comment il était venu on ne sait pas Mais dans un lit, mine de rien,
c’est drôlement encombrant Il s’élargissait de jour en jour C’était venu comme
ça, un beau jour elle se réveilla à côté d’un nénuphar, au départ elle n’y
prêta guère attention il n’était pas bien gros pas bien embêtant et puis… Elle
avait beau retrousser sur elles-mêmes les bords des feuilles rien n’y faisait
le nénuphar les redéployait aussitôt Elle avait beau soupirer s’agiter se
retourner brusquement tendre un bras rageur vers le milieu du lit… la feuille
ainsi atteinte se contentait de s’incurver doucement comme pour l’accueillir
Alors elle se rétractait sur le côté, fine et longiligne elle ne prenait pas
beaucoup de place Mais si cela continuait elle allait basculer tomber à terre
et ça ce n’était pas possible parce qu’elle ne pouvait pas vivre sur la terre
ferme « Mais enfin, s’exclamait sa mère, tu ne vas pas rester là vautrée
dans ce cloaque ! » Les parents n’y entendent rien c’est bien connu
et puis elle ne dit plus rien du tout, la mère, il ne fallait pas contrarier la
demoiselle, cela faisait bien cent ans qu’elle dormait si déjà elle s’était
éveillée ce n’était pas si mal
On se pressait
autour de son lit parce que quand même c’était une drôle d’affaire, les
médecins les voisins les doctes en sciences du sommeil… « Elle était si
joyeuse si vive, petite ! » remarquait l’un « Ça ne lui réussit
pas de grandir on dirait ! » avançait un autre Mais cela n’y
changeait rien La jeune fille grignotait des sablés qui faisaient plein de
miettes dans le creux des draps et la plante aquatique prospérait « Tu vas
voir, dit le père, moi je vais te le retourner ce lit pieds en
l’air ! Et allez ouste ! Tout le monde dehors… » le
nénuphar glissant du lit dans un mouvement lisse jusqu’à la porte et elle, la
petite roulant en boule sur le parquet Mais ce n’est pas ce qui se passa
A la longue
elle s’y ennuyait bien un peu dans ce coin du lit où la bête à feuilles rondes
s’évasait, placide, à la surface des draps et prenait ses aises
Les saisons
passaient passaient passaient…
Il advint qu’un jour le nénuphar l’entoura de ses larges feuilles et lui posa un baiser claquant sur la joue Alors, superbe la jeune fille descendit du lit et d’un pas léger s’en alla vers le monde.
(décembre 2008)