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21 janvier 2010

Jeux de mains, par Novakéi

« Ambidextre ! Ambidextre ! »

Cette idée trottait dans la tête d’Alexandra et ne la lâchait plus depuis une heure. Installée dans le salon de ses futurs beaux-parents, elle essayait vainement d’écrire le texte qui serait inscrit sur le carton d’invitation à son mariage. Mais rien à faire, elle ne pouvait pas chasser cette idée de sa tête.

« Il va bien lui. Je ne suis pas ambidextre. Je suis droitière. » S’agaça-t-elle« J’ai vécu toute ma vie en droitière. Pourquoi devrais-je devenir gauchère ? Non ! Je ne retournerai pas ma veste. Je ne suis pas une femme politique, moi ! Non, Non, Non, Non ! Je suis une personne droite, je suis droitière. »

Pendant qu’elle tentait de se calmer et de se recentrer sur son texte, la main gauche, qui jouait avec le capuchon du stylo, tapota discrètement sur la table. La main droite s’en aperçut et stoppa son activité. La main gauche reprit négligemment son jeu avec le capuchon. La main droite reprit sa page d’écriture. Mais l’apparence était trompeuse car la main gauche pleurait auprès du cerveau pour prendre le relais et traduire à son tour, par des signes alphabétiques, ce que pensait l’esprit. Ni une, ni deux, le stylo changea de main. La main gauche ne maîtrisait pas, certes, la dextérité de l’écriture aussi bien que la main droite ; mais elle écrivait aussi mal qu’elle.

Déroutée par ce brusque changement, Alexandra cessa d’écrire. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. C’était la faute à son médecin. Il avait été mal inspiré en lui disant qu’elle était ambidextre. Maintenant, elle ne savait plus à quelle main se vouer.

En voilà toute une histoire pour un simple jeu de mains ! S’exaspéra la jeune femme. Tout était pourtant établi depuis son enfance : sa grand-mère avait veillé au grain. Alexandra était droitière. Les choses étaient posées, carrées. Alors pourquoi sa main gauche subitement se remettait-elle tout en cause.

Subitement ? Non, cette situation avait commencé peu à peu à s’installer. Au début, elle n’y avait pas prêté attention. Elle utilisait de plus en plus sa main gauche dans les gestes du quotidien. Elle « s’en mêlait » les mains. Le mouvement s’étant amplifié, elle en avait parlé à son médecin : ce changement lui faisait peur. Peut être, était-il le signe annonciateur d’une tumeur se développant dans son cerveau ? Elle avait vu le cas dans un épisode de sa série médicale télé préférée. Son généraliste l’avait rassurée et lui avait prescrit du chocolat noir. Il lui avait demandé de réfléchir en quoi utiliser sa main gauche était un problème, et lui avait interdit de regarder sa série préférée (la peau de vache !).

Pendant qu’Alexandra cogitait, la main gauche, qui avait prit comme nom de guerre M.C.G, et la main droite, surnommée Droite par M.C.G, se disputaient. M.C.G, le doigt accusateur, tenta d’impressionner Droite. Cette dernière écarta ses doigts sous l’effet de la surprise, mais elle en avait vu d’autres ! Elle ne se laissa pas faire et tapa du poing sur la table. M.C.G ne se démonta pas et arriva ce qui devait arriver, elles en vinrent aux mains (ou plus précisément à elles-mêmes).

Alexandra assistait à ce spectacle étonnant. Ses propres mains bataillaient entre elles. Jeu de mains, jeu de vilains ! Elle ne devait pas les laisser poursuivre car chacune commençait à sortir les griffes. Elle tenta de les raisonner mais, toutes mains dehors, elles ne répondaient plus. Comment les faire revenir à la raison ? Sa grand-mère, pour calmer ses canaris, mettait une pièce de tissu sur leur cage. Voilà la solution. Profitant d’un moment de confusion dans la bataille, elle ordonna à chacune des belligérantes de se glisser sous son pull. Les hostilités cessèrent.

Alexandra établit les règles : pour prendre la parole, chaque main devait lever le doigt. Elles acquiescèrent et Alexandra les autorisa à sortir. Une fois libérées, Les deux index se soulevèrent en même temps. Alexandra décida, au grand dam de la main droite, de donner la parole à la main gauche afin qu’elle expose ses griefs :

- J’en ai assez d’avoir cette bague au doigt. Cela fait des semaines que mon annulaire est menotté. Se plaignit M.C.G

- Y a pire, comme menotte, un bague de fiançailles en diamant ! Ricana Droite

- J’aimerais te voir avec un objet aussi lourd à porter jour et nuit lui répondit d’un ton irrité M.C.G.

Alexandra ne comprenait pas les griefs de sa main gauche. En effet, elle vivait exactement ce que rêvait de vivre la majorité des mains de femme : recevoir une demande en mariage accompagné d’une magnifique bague, avoir un beau mariage ; même s’il y avait tout ce qui allait avec (décorum, convention, devoir, renoncement).

Pourquoi fallait-il qu’un petit grain de sable vienne gripper cette machine si bien huilée ? Alexandra menait une vie tranquille, bien rangée, sans problèmes. Elle ne comprenait pas. Loin de l’aider, son médecin n’avait fait qu’aggraver les choses. Pourquoi utiliser sa main gauche était-il un problème ? lui avait-il demandé. Mais parce qu’elle était la mauvaise main ! Sa grand-mère lui avait assez répété dans son enfance. D’ailleurs, elle l’avait obligée à écrire avec la main droite, la jolie main. Une petite fille bien comme il faut, écrivait de la main droite, écoutait ce qu’on lui disait et faisait ce qu’on lui disait de faire. Ses parents n’ayant pas contredit ces propos, elle se les tint pour dit : elle avait donc obéi. Elle avait appris à écrire de la main droite et à se conformer aux paroles et à la volonté des grandes personnes. Elle le fit consciencieusement sans se poser de questions. D’ailleurs, même sa période d’adolescence s’était passée en silence : aucune opposition, aucune révolte. Cela ne se faisait pas. Elle était rentrée ainsi sagement dans sa vie d’adulte : les choses se mettaient en place tranquillement et elle ne se posait toujours pas de questions. Sa vie était calme ; monotone aurait-elle répondu spontanément si on lui avait posé la question de but en blanc.

Après ses études et quelques amourettes, elle avait rapidement trouvé un emploi et on lui avait trouvé un fiancé : Antoine, qui était le fils d’une vieille amie de sa grand-mère. En les mariant, on associait deux domaines viticoles.

Justement, le dit Antoine pénétra dans le salon flanqué de sa maman chérie.

- Tu es d’accord, n’est ce-pas ? lui demanda-t-il.

La main gauche d’Alexandra se crispa et sa main droite se mit au garde à vous.

- Bien sûr qu’elle est d’accord, enchaîna sa future belle-mère. J’ai vu cela avec sa grand-mère. - Alexandra, ma chérie, ne vous inquiétez pas. J’ai déjà dit au traiteur que nous choisissions le menu Marie-Antoinette. Le menu Alexandre le Grand était trop extravagant, le menu Casanova complètement indécent.

- Mais Marie-Antoinette était une reine décadente, le nom du menu ne me semble pas approprié ! fit remarquer Antoine, un brin indigné

- Marie-Antoinette, une reine décadente ? Incomprise serait plus juste, souligna Alexandra.

- Ma chérie, vous ne pensez pas ce que vous dîtes. Antoine, ne vous méprenez pas. On parle du « style » Marie-Antoinette.

- Ah bon ! Soulagé, Antoine s’assit aux côtés d’Alexandra.

Sa future belle-mère continuait à piailler. Alexandra observait cette femme d’un autre temps qui avait décrété organiser son mariage avec l’accord de sa grand-mère. Les parents d’Alexandra, comme à leurs habitudes depuis sa naissance, avaient suivi le mouvement : son père, heureux, de faire plaisir à sa chère maman et sa mère, soulagée, d’être déchargée d’une lourde tâche. 

Pourtant ce serait, paraît-il, son jour, le plus beau de sa vie.

Et si ce n’était pas le cas ? Et si elle commettait une erreur en se mariant avec Antoine, une terrible erreur ? Il était encore temps pour elle de changer d’avis et de stopper le mariage. Pensa-t-elle. Sa main gauche frétilla.

Non ce n’était pas possible. Elle ne pouvait faire cela ! Elle ne pouvait pas aller à l’encontre de ce qu’on lui avait appris. Elle devait poursuivre comme il était convenu.

Dans un effort désespéré, M.C.G rallia à sa cause Droite. Toutes deux se mirent alors à gesticuler de plus en plus ; puis elles se lancèrent dans des mouvements incohérents. Alexandra figée, tétanisée ne disait rien. Elle était fascinée par ses mains.

- Alexandra que vous arrive-t-il ? s’exclama horrifiée sa future belle-mère.

Les mains accentuèrent leur danse effrénée, chaotique. Alexandra ne les maitrisait plus. Ses propres mains se révoltaient et faisaient front ensemble pour l’obliger à prendre la seule décision envisageable. Alexandra comprit enfin. Toutefois, elle n’arrivait pas se décider. Finalement, elle prit son courage à deux mains : elle retira sa bague de fiançailles et la déposa devant Antoine.

Aussitôt, M.C.G exulta et sautilla en faisant le V de la victoire. Droite, plus digne, leva le pouce pour montrer son approbation.

Alexandra se sentait soulagée et libérée. Une joie immense s’empara d’elle. Elle n’avait pas peur. A vrai dire, elle se lavait les mains de cette histoire de mariage. Si sa grand-mère tenait à ce mariage, qu’elle épouse Antoine !

- Mais Alexandra chérie, que vous arrive-t-il ? demanda Antoine médusé

- Antoine, je ne peux pas vous épouser. Ce mariage n’est pas le mien. Puis, j’ai besoin de vivre ma vie. Je veux le faire seule pour le moment. Au revoir, Antoine.

Sans attendre, Alexandra quitta la pièce sans un mot de plus et sans un regard.

Ses mains l’applaudirent.

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Commentaires
J
Bravo pour cet excellent texte, d'autant qu'au fil des ateliers, nous avons assisté à sa maturation et vécu ses avatars successifs. En tant que gaucher contrarié j'ai vécu mes mêmes affres, mais après une cure de chocolat noir il n'y paraît plus... sauf qu'ensuite il a fallu soigner la crise de foie.<br /> J.-C. B.
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