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21 janvier 2010

L'indiscrète, par Jean-Claude BOYRIE

L'indiscrète.

 


ANGELIQUE (L'AÎNÉE).

 « Il » arrive..... « Il » est là !

 Ma soeur Roxane et moi le guettons à travers les rideaux. Je la pousse du coude, elle retient son souffle. Le voilà qui paraît enfin. Curieux personnage, en vérité ! Pour peu, l'on donnerait trois sols à ce pauvre diable qui bat le pavé dans la cour, plié comme un esse avec ses cartons sous le bras ?

 A sa vue, nous avons peine à garder notre sérieux. Se peut-il que le peintre des élégances, qui fréquente les salons du Régent, ait une allure aussi grotesque, cette silhouette dégingandée ?

 Aucun doute pourtant : c'est « lui » ! Le voilà qui s'approche de son pas hésitant. Timide, il frappe un coup à l'huis. Suivi d'un autre. Patience, on vient ! Un laquais ouvre; cérémonieux, annonce un certain Jean Raoux.

 L'arrivant est un homme d'âge mûr : un grison aux yeux des mijaurées que nous sommes. Décati ? Moins qu'il y paraît ! Monsieur Raoux est plutôt petit, mais a la taille bien prise. Au passage, il nous lance un regard plein de malice. Nous convenons qu'il dut être bel homme...  en son temps. Dommage que cette mise peu soignée le fasse paraître à son désavantage ! Pourquoi faut-il qu'il porte ce pourpoint élimé ? Il y a toute apparence que ce vêtement démodé remonte au grand règne, si ce n'est au déluge !

 L'homme traverse le vestibule, esquisse une timide révérence : nous gloussons. Il ôte sa toque, révèle un crâne déplumé : pour un coup, le fou-rire nous saisit. Sottes que nous sommes ! L'artiste au travail ne porte point perruque. C'est à dessein qu'il cultive son image et fait dans l'extravagance.

 

LE PEINTRE.

 Que fais-je ici, grands dieux ? Né sur les bords du Lez, voilà que je me sens étranger dans ma propre ville ! Il est vrai que j'ai quitté Montpellier dès l'âge de vingt ans pour me parfaire dans l'art de peindre. Je me flatte d'y avoir réussi. A présent que j'ai dépassé la cinquantaine et gravite entre Venise et Paris, je ne revois qu'épisodiquement la ville de mon enfance. Elle a beaucoup changé. Plus encore les miens. Du moins, ceux qui restent.

 C'est avec un brin de fierté que je franchis la porte du Peyrou. Non que cet arc triomphal me fasse le moins du monde impression... Je hais l'ostentation. Mais une fois sorti de l'enceinte de la cité, j'aime à porter mes pas sur la promenade royale. Monsieur l'intendant du Languedoc (1) a eu fin nez en cherchant à préserver la vue et l'air pour l'agrément de ses concitoyens !

 La ville déborde sa ceinture pour cause d'embonpoint, telle une panse bien remplie. On étouffe à Montpellier, on n'y trouve plus assez de place pour construire, on en fuit le vacarme et l'air vicié.

 Monsieur de Lonthomon donne un fier exemple en faisant bâtir hors les murs sa maison des champs. C'est un hôtel de charme, enchâssé dans son écrin de verdure. Ces jardins que je vois, plantés d'arbres fruitiers et d'ornement, agrémentés de bassins et de statues, sont dignes d'un prince. Qui croirait que leur propriétaire est un marchand de draps ? S'il vient d'ajouter un particule à son nom, voilà qui ne trompe point : sa noblesse est de fraîche date. Moi, Jean Raoux, compte dans ma famille trois cents ans de roture (2). Si je n'ai de leçons à donner à personne, j'entends aussi n'en point recevoir.

 Au fait, je n'ai toujours pas dit ce qui m'amène ici. Je viens tout simplement honorer la commande du Sieur Zéphyrin de Lonthomon. La noblesse de robe paye bien.

 

LE COMMANDITAIRE.

 Les deux filles que j'ai faites à mon épouse Séraphine ont une année de différence. L'aînée, Angélique, va sur ses seize ans, Roxane la cadette, en a tout juste quinze. Toutes deux sont la beauté même. Encore parées des mille grâces de l'enfance, elles rivalisent de charme, d'élégance.... Mais aussi d'esprit, car elles incarnent la finesse et la vivacité. Pour faire leur portrait, je me targue de recourir au plus illustre des artistes. Monsieur Raoux (qui d'autre ?) n'est pas seulement un voisin, c'est un ami pour moi, si tant est que les amis sont ceux avec qui l'on fait affaire. Je me fie à la renommée et fais appel à ses talents. Ajoutez à cela que je n'entends rien à la peinture.

 Monsieur Raoux est, dit-on, très sollicité. S'il se fait quelque peu tirer l'oreille, c'est sans doute que ma commande lui paraît de faible importance... en raison inverse de ses appointements. J'ai d'abord proposé trente louis d'or à l'artiste pour le dédommager de sa peine, puis devant sa réticence, j'ai fait monter l'enchère à cinquante. Sans doute ne proposé-je pas encore assez... « Allons Monsieur, accepterez vous ce travail si je vous fais livrer toute la cochenille et tout le verdet qu'il vous faut pour approvisionner votre atelier dix ans durant ? Ce sont en draperie des ingrédients fort communs, que je produis à foison pour teindre mes indiennes.... »

 Là, je sens que j'ai touché l'artiste au point sensible : « Topons-là, Monsieur, l'affaire est conclue ! ».

 Les hommes sont tous les mêmes lorsqu'il s'agit d'argent, de pouvoir et de femmes. Jusqu'ici, je n'ai parlé que de gros sous, mais je gage que Monsieur Raoux sera bientôt séduit par la grâce et l'innocence de ses jeunes modèles.

 

ROXANE (LA PUÎNÉE).

 Allez savoir pourquoi Père nous a fait installer dans l'Orangerie... Il dit que c'est un lieu idéal pour prendre la pose. Qui de nous deux sera la première ? J'accorde à ma soeur Angélique la préséance de l'aînesse. J'admets qu'elle est fort accorte, avec sa robe de satin gris perle. Son caraco de velours bleu moiré lui sied à ravir. Pourtant ce linge n'est point encore assez beau pour l'agrément de ses traits. En cet instant précis, le soleil perce à travers les baies vitrées de la serre. Une douce lumière inonde le visage de ma soeur, dont une part demeure néanmoins dans l'ombre. On comprend que ce gentil minois-là fasse tourner la tête à main godelureau, son miroir le lui dit assez. Mais Angélique est une beauté sérieuse. D'un maintien modeste, elle plaît au coeur autant qu'aux yeux.

INDISCRETE

      Père a donné toute latitude à Monsieur Raoux pour nous représenter de la manière qui lui plaira. Dommage que nous, qui sommes les premières concernées, n'ayons pas voix au chapitre. Poser en cheveux n'est guère décent, ce butor ne va-t-il pas nous demander de nous dévêtir ?   Tout bien pesé, la chose serait du dernier piquant.... Mais il n'est pas question de cela, le peintre fait juste un peu dégrafer le corsage de son modèle. Un doigt posé sur la bouche, son coude appuyé sur une table, Angélique se penche en avant, laissant deviner dans l'entrebâillement de la guimpe deux rondeurs naissantes, appas ô combien redoutables !

 Un petit bouquet d'anémones est opportunément placé là, dissimulant ces objets qu'un regard prude pourrait juger trop immodestes. A même enseigne, la couronne des fleurs des champs disposée sur sa tête, attribut des vierges antiques, lui donne l'apparence de la déesse Flore au printemps. La divine Angélique sourit. Son expression mystérieuse invite au silence. L'indiscrète masque par son attitude une scène qu'on ne voit pas encore et qu'elle pressent (3).


LE PEINTRE.

 Pour n'avoir jamais servi de modèles, ces deux filles-là n'en sont que plus gracieuses, est-ce qu'on se soucie à leur âge de tenir la pose ?

 La jouvencelle et l'artiste ont un point commun : tous deux cherchent à cueillir l'instant. Au diable les attitudes figées ! J'entends saisir sur le vif un geste, un sourire, une expression fugitive.... Tout le reste est peinture ou vains accessoires.

 À ce propos, je n'emmène rien avec moi, ou presque. Voulait-on que je vinsse en portant tout mon attirail ? Qu'ai-je à faire céans d'un chevalet, de tout un arsenal de brosses et de ces pigments mêlés d'huile, si difficiles et longs à préparer ? Une ou deux plumes bien taillées, du fusain, de l'encre de chine et des craies au pastel pour les rehauts, voilà pour l'heure tout ce qu'il me faut. Cela suffit amplement pour établir l'esquisse du tableau. Par la suite, j'aurai tout loisir d'achever ma toile dans le calme de mon atelier.

 

LE SOUPIRANT.

 J'ai remarqué la belle Roxane au bal qu'on a donné l'autre jour à l'hôtel de Lonthomon. Depuis lors, mon coeur est tout absorbé d'elle, j'en ai perdu le boire et le manger. Aujourd'hui, je ne trouve point de mots assez forts pour exprimer la passion qu'elle m'inspire. Il n'est rien chez elle qui ne soit gracieux, noble et délicat. Son maintien, sa parure la classent au rang d'une personne de qualité. Elle parle peu ou prou, ce qui laisse entendre qu'elle qu'elle en sait beaucoup. Sa frimousse mutine et son regard espiègle en disent plus long que tous les discours du monde.

 Je me flatte d'avoir quelque prestance. En société, parmi tous les jeunes gens susceptibles d'attirer les regards, on ne laisse pas de me distinguer. Je l'éprouve assez bien lorsque je prie Roxane à danser le menuet. Ce faisant, je lui prends la main d'un air tendre et pressant. On me repousse sans conviction. Il est un regard voilé, des yeux humides et langoureux qui ne trompent pas, qui laissent  espérer que l'on ne sera point éconduit.

 Et moi, suis-je à ses yeux un parti convenable ? J'ignore les sentiments que j'inspire à Roxane, mais tout donne à penser que je suis payé de retour. Hélas, son bon homme de père ne l'entend point de cette oreille :

 « Non, ma fille, dit-il, tu n'iras pas danser ! »

 Car sans nul doute, il cherche à l'établir avantageusement. À ce qu'on m'a dit, il la destine à  certain grison de sa connaissance, un riche négociant capable de lui faire en dix ans neuf marmots.

 Pauvre de moi qui ne cherche qu'à gagner le coeur de ma belle ! Aussi décidé-je d'user d'un stratagème. Venant d'acquérir au comptoir de la Compagnie des Indes une tabatière en bois de santal, je prie Monsieur Raoux de peindre à l'intérieur mon portrait en miniature. Une faveur que cet artiste de talent  ne me refuse pas. J'avoue que le résultat dépasse mes espérances : cet ouvrage est par ma foi fort réussi. Il se pourrait même que le peintre confère à son modèle plus d'élégance et de séduction qu'il n'en a dans la réalité....

 Brisons là, je n'en ai dit que trop. Je félicite mon bienfaiteur avec des trémolos dans la voix. Je lui baise les mains avec effusion, les yeux tout embués de larmes.

 « Cher enfant, fait-il, bien qu'ayant passé depuis longtemps l'âge des transports amoureux, je compatis à vos tourments. Il me vient une idée, que je vous livre tout de go. Prenez sans délibérer la plume que voici, trempez la dans l'encre et les larmes, confiez à la feuille vierge l'émotion qui vous étreint. Décrivez avec les mots les plus doux l'attendrissement que vous ressentez pour votre bien-aimée. Trouvez les accents les plus sincères et les plus touchants pour lui dire que vous ne sauriez vivre sans elle et qu'elle occupe vos pensées. Jurez lui l'amour éternel en invoquant le plus sacré des noeuds. N'omettez point pour autant d'être concret, car il vous faut lui fixer rendez-vous.   

 Que le diable m'emporte si vous ne trouvez pas entre les orangers, parmi les buis et les cyprès, un endroit propice aux ébats amoureux, lorsque l'ombre de la nuit s'étend sur le parc. Apprenez enfin qu'à potron-minet, je serai de retour à l'hôtel de Lonthomon pour y peindre Roxane en liseuse. Je lui remettrai votre présent. Vous ne sauriez mieux faire pour la mettre en condition que lui écrire cette lettre dont je parle et que vous aurez eu soin de dissimuler dans la tabatière. »

 

ANGELIQUE.

LISEUSE

 Rien de plus touchant que Roxane figurée en liseuse, rien de plus suggestif que l'oeuvre de monsieur Raoux. La posture de ma soeur est le pendant de celle que j'ai prise. Le modèle baigne dans une douce pénombre, seuls le bas du visage et la gorge (allez savoir pourquoi) sont éclairés.

  Non par la lumière du jour : à la lueur d'une bougie qu'on ne voit pas, Roxane se concentre sur la lettre de son amant. Elle a les yeux voilés par l'émotion. Ses joues rosissent, trahissant le plaisir et le trouble mêlés. N'allez point la distraire. Il faudrait un séisme pour la tirer de sa lecture.

(4) Sur la table, une tabatière ouverte révèle à ses yeux le portrait de Léandre Butineur d'Églantine. Ainsi se nomme le petit marquis qui lui fait les yeux doux. Pour rien au monde, Père ne doit être témoin de cette scène, que je couvre d'un soin jaloux. Voilà pourquoi mon index tendu porte le spectateur à taire ce qu'il aperçoit ou devine. Me voici donc promue entremetteuse. Croyez bien qu'il m'en coûte, car ce beau jeune homme me plaît aussi, tout comme il a conquis le coeur de cette friponnne. Si Roxane n'était ma petite soeur et que je ne lui dusse tendresse et protection, je serais à coup sûr sa rivale.

 Mais quoi ? Les choses étant ce qu'elles sont, je préfère ne songer qu'à son bonheur. Pour le surplus, ce ne sont pas les jouvenceaux qui manquent en cette ville, plus d'un serait prêt à me faire la cour.


 L'OMBRE DU PEINTRE.

 Trois siècles plus tard, une circonstance exceptionnelle m'a fait quitter les rives du Styx pour me rendre à Montpellier. C'est à la fin du mois de novembre que le conservateur du Musée (nom sous lequel on rebaptise les cabinets de curiosités) m'a tiré de mon séjour ombreux. Il m'a convié de manière fort civile au vernissage de l'exposition me concernant. Comment pouvais-je refuser dès lors qu'Hadès lui-même l'a permis ?

 Pourtant, je vous l'avoue sans fard, ma place n'était point là. J'ai perdu tous mes repères en ma ville natale, où rien ne ressemble à ce que j'ai connu. Je fus grandement effarouché par les monstres d'acier qui circulent en tous lieux et en tous sens, au risque d'écraser les passants. Ceux-ci ne leur prêtent d'ailleurs nulle attention, occupés qu'ils sont à discourir sans arrêt, sans rime ni raison dans leur tabatière - ou ce qui me parut tel.

 Néanmoins, ce ne fut pas une mince satisfaction pour moi que de constater que les deux toiles dont il s'agit : « L'indiscrète » et « la Liseuse » figurent en bonne place à l'exposition, disposées côte-à-côte comme il se doit. Le commentaire qu'on en fit me parut un brin fantaisiste. Comment peut-on remettre au spectateur des clés que le sujet ne donne pas lui-même ? Toutefois, cette histoire reflète assez bien celle que j'ai vécue. En voulez-vous connaître le fin mot ? Il est un point connu de moi-seul, concernant le dénouement cette affaire que je m'obstine à dire « de coeur ».

 Après qu'il eût adressé par mon truchement sa lettre à Roxane, Léandre eut tout loisir de comparer le portrait que j'avais fait d'elle à celui de sa soeur aînée. Il jugea qu'Angélique était aussi sage que Roxane était belle. Face à ce ce dilemme, il ne put se résoudre à choisir entre les deux soeurs. La première ne se maria point et finit religieuse au Carmel. La seconde, plus frivole, rôtit le balai jusqu'au manche. Elle compta même, dit-on, au nombre des Favorites du roi Louis Quinzième. Quant au soupirant indécis, il collectionna les maîtresses, multiplia les conquêtes pour mieux les délaisser. Il serait mort de la vérole, s'il n'avait succombé victime d'une balle perdue à la bataille de Fontenoy. N'allez surtout me demander où se trouve la morale à cela, je n'ai pas qualité pour en juger, ce métier n'est pas le mien. Comme vous l'éprouverez un jour, les bons et les mauvais se trouvent au même endroit sous terre, tous logés à la même enseigne.

 Sur ce, je dois à présent retourner aux enfers que je n'aurais jamais dû quitter. Je vous tire ma révérence et me déclare votre humble serviteur.

Notes et commentaires :

Hormis le peintre JHean Roux, actuellement exposé au Musée Fabre de Montpellier, , tous les personnages de cette nouvelle sont imaginaires. De même la "folie" montpelliéraine, précédemment théâtre de " La maison partagée" ( v.ensemble de nouvelles figurant sur ce blog).

(1) Nicolas Lamoignon de Basville

(2) Propos authentique de Jean Raoux, rapporté dans l'Histoire de la peinture de Charles Blanc (1865)

(3) "Le silence" ou "L'indiscrète", h.s.t. 130,9 x 99 cm, 1728, musée Calvet, Avignon.

(4) "La liseuse", huile sur toile, 130 x 99 cm, v. 1730, musée Calvet, Avignon.


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