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3 avril 2010

Etoile filante, par Carole Menahem-Lilin

Elle tombe.
C’est tout naturel, elle n’a plus rien à quoi se raccrocher.

Sous elle, des étages et des étages de certitudes
L’une après l’autre flambées.

Elle tombe.

Elle voudrait que ce fût
Un
Mauvais rêve.

Mais non
Bientôt le bitume
L’écrasement.

Elle sera morte avant, se dit-elle,
Tuée par la vitesse atteinte et
Par la résistance de l’air.

Elle sera morte avant l’écrasement,
Vierge.

L’éclatement ne la dérange pas
Mais pourquoi
Sur le bitume ?

Elle aurait voulu tomber dans les roses
Tomber dans l’amour
Etoile radieuse
Suspendue dans l’acmé
De
Son vol inaugural.

Trop tard, trop tard pour toujours.

Le « trop tard » avait commencé treize jours plus tôt, quand elle l’avait vu.
Non, treize ans plus tôt, quand on l’avait promise à l’homme qu’elle avait vu.
Non, treize siècles plus tôt, quand on avait accoutumé de promettre les filles à des hommes qu’elles n’avaient pas le droit de voir.
Le « trop tard » avait commencé dans l’absence de voir, dans le silence d’un droit ignorant.

Jusqu’à il y a treize jours, Etoile radieuse, Radia, vivait dans l’orage, traversé d’insouciance, naturel à son âge. Copines, pas copines : réconciliations, trahisons. Amoureux, pas amoureux – trahisons, réconciliations. Profs, pas profs – traitrise des notes, bonheur de la compréhension. Parents, pas parents...
« Parents pas », se dit-elle aujourd’hui, tandis qu’elle flotte, dans sa robe gracieuse, vers le tournoiement du trépas. Des ombres désemparées de parents, à la rigueur. A-t-on idée ! La marier à treize ans ! et avec ce vieux shnock en costume gras !
Tragédie. Tragédie velue.
Aurait pas supporté ses pattes sur elle. Ses pattes velues.
Préfèrerait encore mourir, avait-elle annoncé à ses copines atterrées.

Mourir, justement.
Et les copines qui, à terre, la regardent venir.

« ça n’aurait pas dû, pas, se passer comme ça » avait dit l’Ombre Papa. « Pas avant tes dix-sept ans, non pas. Mais tant de découvert, et pas, pas l’ombre d’un recours. Les études de tes frères, la santé de grand-père… Notre dette au pays qui s’accroit… Cet homme est pressé et pour toi, pour ta beauté, il nous rachète. »

Eux rachetés, elle achetée. Cachetée. Et l’amour, dans tout ça ?

D’amour, pas.

Toutes ces pensées, qui tracent en diagonale le fil bavard d’une page, n’ont pourtant pas occupé l’esprit de Radia plus de trois secondes – telle est la supériorité de l’image mentale sur le discours. Des secondes, à compter trois par étages, il doit lui en rester trente-six, calcule-t-elle… trente-cinq… trente-quatre… avant qu’elle ne s’écrase – éclatement rouge sur gris béton, voit-elle – et la gracieuse spirale de son voile qui, infiniment lentement, retombe sur ses rêves, scellant son visage…
Elle a fermé les yeux pour ne plus voir. Mais cela ne suffira pas à la protéger. Autrefois, elle pouvait fermer les yeux en se pressant contre la manche de sa mère, et cela suffisait à la guérir de toutes les peurs, sa terreur des vaccins, sa hantise des mauvaises notes, son angoisse des colères de papa… Papa, ombre papa. Il avait beau faire la grosse voix, à l’époque c’étaient déjà des colères-chagrin, des colères-impuissance, et savoir ça, le sentir, faisait plus mal que la baffe qu’elle finissait par se prendre…
Ah ! Même maintenant, dans sa situation, elle a la rage pour son père. C’est insupportable ! Il l’a quand même vendue. Vendue !
Il avait convoqué le ban et l’arrière ban des hommes pour l’amener là, au treizième étage de la funeste tour. Certains savaient, d’autres croyaient à un jeu, un tournage, demandaient où se trouvaient les caméras… cachées, bien sûr ! répondaient les femmes en rigolant – les femmes aimaient bien se moquer de la naïveté de leurs hommes. Elles, savaient. Ou si elles ne savaient pas, elles suspectaient.
Même sa mère était là, en larmes (comme il est naturel à la mère d’une mariée). Ça avait filé un rude coup à Radia de voir que sa mère refuge en était conduite là.
A leur arrivée, y’avait de la musique. Y’avait le marié, gros porc, debout contre le buffet, qui portait déjà des toasts.
Y’avait que ses copines, qui n’avaient pas eu le droit d’être là. Ses p’tits copains non plus, bien sûr…
Ils étaient venus quand même, en procession silencieuse. Ils écoutaient, tête levée, les fachos d’adultes s’envoyer en l’air là-haut, boum-boum, sur l’avenir de leur copine. Ce fut de les voir là, esseulés au pied de la tour, bien loin du balcon où on dansait en essayant de prendre l’air joyeux – après tout, c’était pour un film, non ? car il y a des lois dans ce pays, hein ? – c’était de les voir si tristes en bas, qui lui avait donné l’idée de sauter. Les rejoindre.
Jusque là, elle s’était à peu près tenue. C’était l’horreur, bien sûr. Mais, pour Ombre Papa. Mais, pour Ombre Maman. Mais pour Frère Aîné et petit Frérot… Et pis le divorce, c’est pas fait pour les chiens ? elle trouverait bien un moyen.
Mais, quand elle avait vu le gros porc, elle n’avait pas même pu se penser jusqu’à la nuit prochaine. Alors, se projeter après cette nuit honnie… impossible. Elle s’était projetée ailleurs. Dans le vide. Elle s’était juchée assise sur la barrière, les pieds balançant vers les visages levés de ses amis. Les youyous alors avaient changé de camp. Sans plus hésiter, elle s’était élancée – dans une gerbe triomphante d’appels, de rires – puis de cris.
Vingt-six secondes… vingt-cinq… elle sent l’air autour d’elle devenir brûlant. Avant de s’écraser, elle serait cramée par la vitesse, c’est une flamme qui arriverait en bas.
Elle voulut rouvrir les yeux, impossible, son corps ne lui obéissait plus. Elle suffoquait, l’air lui-même à présent commençait à lui manquer…
Ce n’est pas moi qui meurt, pensa-t-elle. Une morte, c’est personne. Adieu, moi. T’étais belle, ma choute… t’avais du cran.

Carole Menahem-Lilin, mars 2010

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