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3 avril 2010

Roule-boule, par Carole Menahem-Lilin

caroledegasDegas, femme à sa toilette (Musée d'Orsay)

Roule-boule

Ce ne serait pas grave si… non, pas si grave, pensait-elle. Mais elle-même n’y croyait pas. Sa peau, trop blanche avec cet hiver interminable, était parcourue de frissons. Il faisait froid, aussi. Avec cette dèche, elle ne chauffait qu’à peine. Malgré tout, la pièce restait agréable, un doux désordre de fille, des vêtements jetés sur les bras du fauteuil. Elle se raccrochait aux éclats blond doré de l’osier, à sa forme ronde, bienveillante. Ce ne serait pas si grave, se répéta-t-elle : il lui resterait le fauteuil où s’enfouir, si… si. Alors, elle se blottirait là, entre les deux bras harmonieux, elle mettrait sur elle tous ses vêtements en tas pour avoir chaud, et elle dormirait jusqu’à la fin de l’hiver. Jusqu’à la fin de la fièvre.

Bon. Ça c’était pour après, au cas où. En attendant, il fallait y aller.

Un court moment d’irréalité, elle pensa qu’elle aimerait déjà être à après, déjà avoir échoué, pour pouvoir déjà se blottir dans la consolation maternelle du fauteuil.

Mais non, fallait y aller.

Elle se redressa sur ses jambes rompues par trop d’exercices (comme elle s’était entraînée ! malgré la toux ! pas étonnant qu’elle ait un moment de fatigue, fatigue vertigineuse), chercha machinalement du regard le café très sucré qu’elle avait l’habitude d’avaler avant les auditions – mais plus de café, juste cette lavasse, et un bout de pain rassis – avala et mâcha sans conviction, le cœur au bord des lèvres, passa gants, manteau, écharpe – et y alla.

 

En principe, ce n’était pas difficile. Elle avait vu pire, elle avait fait pire. Mais c’était compter sans cet interminable hiver, et la lavasse en guise de café. Tandis qu’elle se trainait le long du trottoir mouillé, elle avait l’impression que ses jambes lui rentraient dans les hanches, et les hanches dans l’estomac. Rien n’était à sa place. Comment arriverait-elle à bondir, sauter, tourner, dans ces conditions ?

« Faudra bien, ma p’tite, si tu veux retrouver un estomac qui se tient comme tout l’monde » se morigéna-t-elle.

Sans y penser, elle avait pris l’accent de sa grand-mère. C’était la mémé qui parlait comme ça, quand elle sentait que sa petite Fraise rechignait.

Fraise n’était pas son vrai prénom, juste un, pardon des, surnoms d’affection, Fraise des bois, Fraise bobinette, Frisa Frisou… ça, c’était quelque chose que l’interminable hiver ne lui avait pas enlevé : ses cheveux continuaient de boucler, pire encore avec ce temps humide. Et, avec la fièvre qui s’infiltrait de plus en plus loin en elle, ses joues devaient être bien rouges, comme quand elle était petite, petite Fraise bobinette, petite Fraise minouchette… Les yeux de Mémé brillaient d’amour quand elle l’appelait ainsi, jouant, la câlinant… et elle qui s’échappait et faisait la roue, et faisait la toupie, et faisait l’ours en marchant sur les mains. Et la Mémé qui riait, les yeux plus brillants encore…

C’était comme ça que ça lui était venu, son amour pour ce métier impossible.

« Je serai pas prise Mémé, c’est la fin cette fois, c’est la fin, et ton joli fauteuil est tout ce qui me reste. »

« Comment ça tu ne seras pas prise ma minouchette ? c’est quoi tout ce tintouin ? et comment tu peux dire ça avant d’avoir essayé ? »

« J’ai la fièvre Mémé, comment tu veux, avec la fièvre et rien dans le ventre ? »

« Avec ta fièvre, justement, ma bobinette. Joue-là, ta fièvre. Roule, boule, tourne-boule. »

 

« C’est vite dit », pensa-t-elle, un peu énervée. Ce fut vite fait. Quand elle se réveilla contre la panse du monsieur qui avait accepté de l’engager si – et seulement si – quand elle se réveilla, elle toussait encore, mais la colère avait brûlé sa fièvre. Quand au monsieur, il était mort de rire, une fraise au milieu du front.

Vite, elle ramassa ses affaires, glissa dans sa poche le portefeuille du monsieur, escamota son contrat signé, et s’esquiva.

On chercha longtemps l’exécuteur du directeur libidineux.

Dans les music-halls de la vieille ville la clownesse Fraise, requinquée, dansait sur les applaudissements.

 

 

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