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10 mai 2010

Le chien, par Jacqueline Chauvet Poggi

LE CHIEN

Bonjour, je suis le chien. Ça se voit, d’accord. Mais pas n’importe quel chien, je suis Douce, le chien d’Antigone, la fille d’Œdipe.

 

Vous vous rappelez ? Il y a déjà un an une affaire sans précédent a bouleversé le palais royal et Thèbes tout entière.

Il faut dire que, dans la famille Œdipe, qu’on demande le père, la mère, la femme ou les enfants, on tombe toujours sur une carte poisseuse.

 

Là, c’était vraiment le pompon. Tout le monde est mort. Sauf Créon.

Les autres ont assumé leur destin, du moins c’est ce qu’on dit.

Qu’est-ce que c’est un destin? Quelque chose que vous trouvez dans votre berceau, qui emprisonne votre volonté, vous manipule comme un pantin sur un chemin que vous ne pouvez jamais choisir, ni en dévier.

Vous en connaissez, vous, des destins qui vous amènent à la gloire, au bonheur et vous y maintiennent? Les gens à destin finissent mal en général.

 

Nous, les chiens, on a plus de liberté que ça. On se soumet aux maîtres qui nous plaisent, avec quelques marques d’affection on s’assure de leur protection, de notre subsistance. On arrive même à s’en faire obéir, à les faire se plier à ce qu’ils appellent nos besoins, chasser par exemple.

 

Moi j’étais bien tombé, la maison était bonne. J’ai connu tout ce monde, les enfants dès leur plus jeune âge. Quand ils étaient petits ils jouaient ensemble à faire des châteaux de sable sur la plage avec leurs petites pelles. Mais la paix entre eux n’a pas duré longtemps.

 

 Les garçons, j’aimais pas trop. Le genre fils à Papa – dans leur cas c’était pas un cadeau – toujours à rouler des mécaniques, à se bagarrer, à se provoquer « C’est moi qui serai roi de Thèbes! – Toi ? Je rigole ! Attends un peu que le trône soit libre, tu verras de quoi je suis capable »

 

Les filles, elles étaient plus faciles à vivre. Ismène une vraie blonde, coquette, plutôt fêtarde, petit oiseau sans souci. Et Antigone qui faisait tout bien comme il faut, sérieuse, un peu moralisatrice, mais tellement attentive aux autres, tellement fidèle.

 

Avec moi c’était une relation très forte. Si personne ne l’entendait, elle me parlait des heures entières. Mais, attention, pas pour me dire que j’étais un beau chien-chien en me grattant le front. Non, elle me parlait comme à une personne. Mon cerveau est un peu trop petit pour tout comprendre et tout retenir, mais mes oreilles sont assez grandes pour tout écouter.

Même, un jour, elle m’a dit à voix plus basse « Tu vois, Douce, tu as de la chance de ne pas connaître tes parents. Comme ce doit être reposant d’être une bâtarde ! »

 

Je croyais que tout allait bien pour elle. Elle allait se marier avec son cousin Hémon, un joli garçon, bien solide qui l’aimait beaucoup. Il y avait bien quelques nuages à l’horizon. Depuis que Œdipe était parti les frères avaient commencé à se disputer la succession, mais cette fois, pas à coup de pelles mais avec des tas de soldats ramenés d’ailleurs qui n’arrêtaient pas d’assiéger Thèbes.

 

Celui qui avait pris les choses en main au départ d’Œdipe, c’est Créon, l’oncle des enfants. Un brave homme, lui, les pieds sur terre, du bon sens, dévoué au service public. Pas le genre destin si vous voyez ce que je veux dire. Il arrivait à maintenir un minimum d’ordre dans cette ville où grouillaient comme partout les voleurs, les traîtres, les ambitieux. Je l’aimais, on s’entendait bien. Il m’emmenait faire le tour des remparts et lui aussi me parlait. Du moins il parlait seul et moi je l’écoutais.

 

Et puis il y a eu ce jour où l’orage a éclaté. Je le sentais que ça allait mal tourner. Nous les chiens on flaire ces trucs là bien à l’avance. Même à travers les murs épais du château les mauvaises nouvelles filtrent. Voilà qu’on apprend que les deux frères se sont entretués, là, sur la place au cœur de la ville. Quel grabuge ça a fait !

 

Je l’avais su un peu avant parce que j’avais vu des tas de chiens se diriger vers la place et que je les avais suivis. Il y avait du sang partout, des morts, des blessés. Je n’ai pas aimé ça, je suis vite parti en laissant les autres chiens essayer d’attraper un os par-ci par-là avant que les chacals ne se pointent.

 

Créon a rapidement fait dégager la place, c’était une vachement bonne idée. L’odeur de la mort a vite fait de s’installer et de pourrir le moindre coin de rue. Seulement voilà, il a décidé de laisser sur place le corps d’un des frères, pour l’exemple. Je n’ai pas compris quel exemple. Je préfère les bonnes habitudes des hommes qui enterrent leurs morts, c’est plus sain. Mais là, il semblait avoir ses raisons.

 

Antigone n’avait pas l’air d’accord avec ces raisons. Elle semblait avoir les siennes et elle a fait tout un tintouin, qu’il fallait aller couvrir de terre son frère, Polynice, même si c’était défendu et puni de mort, parce que sinon son âme ne serait jamais en paix.

Chez les chiens on se préoccupe pas de tout ça. On n’a peut-être pas d’âmes susceptibles de se promener à l’infini. En tout cas, ma petite Antigone était bien décidée à agir, même si Ismène l’a lâchée en route. Et elle y est allée ! Toute seule dans la nuit, d’abord avec sa petite pelle d’enfant, puis avec ses ongles pour gratter la terre.

 

Je le sais, je l’ai suivie, mais de loin. Elle m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas se faire remarquer. J’ai vu quand les gardes, ces gros cossards, ont fait semblant de pas la voir pour pas avoir à faire de rapport, et puis la deuxième fois quand ils ont pas pu faire autrement que de l’empoigner pour l’amener au palais.

 

Là, c’est Créon qui n’en a pas cru ses yeux. Il était bien embêté. Il devait appliquer la loi et tuer sa propre nièce ! Et aussi il aurait bien voulu la sauver. Il y en a eu, des discussions! Je n’ai pas tout entendu, mais qu’est ce qu’il a pris comme temps pour la persuader de se laisser sauver! Mais elle voulait pas, non, elle voulait pas!

 

Et tout ça, comme d’habitude dans cette famille, a fini dans le sang et la mort. Plus d’Antigone qui s’est pendue avec son écharpe. Plus d’Hémon qui s’est suicidé avec son sabre. Plus d’Eurydice, la femme de Créon qui s’est tranché la gorge. Je vous l’ai dit, il ne restait plus que Créon.

 

Voilà, depuis un an, Créon, la nourrice et moi, qui n’avions pas de destin, nous continuons à vivre dans le palais en deuil, chacun vaquant à ses petites affaires. Créon continue à gérer le royaume avec toute sa bonne volonté et sa sagesse. Souvent il me caresse longuement, les yeux dans le vague, sans doute se rappelant le temps d’avant où il avait un peu d’espoir.

 

La nourrice s’occupe de moi, mais ce n’est pas comme Antigone. Juste avant que cette satanée loi se referme sur elle et étouffe sa jeune vie, elle m’avait recommandé à la nourrice, en lui disant de me parler comme elle. Mais elle sait pas s’y prendre, la nourrice. Elle me dit d’aller chercher la baballe, de ramener le nonos ! Pour qui elle me prend?

 

Mais je ne lui en veux pas. Grâce à elle je survis en bonne forme et je m’efforce de penser très fort à Antigone, pour faire comme si elle allait revenir. Moi aussi je suis triste, mais je le montre pas parce que Antigone avait dit à la nourrice que si j’étais trop triste elle me fasse piquer.

Alors vous comprenez, je ne manifeste pas beaucoup.

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