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14 mai 2010

Les sept de Néander, par Antonia COntreras

Les sept de Neander, par Antonia Contreras

nouvelle en trois épisodes
épisode 1 (Le capitaine)
épisode 2 (Le peintre et la prêtresse)
épisode 3 (Le guérisseur)

1. Le Capitaine

Il faisait là-dedans aussi noir que chez le loup. Ils firent quelques pas dans la galerie, qui paraissait se ramifier vers les entrailles de la terre, sous la Grande Montagne, aux confins du désert de pierres qu’ils venaient de traverser.

on dit que le loup représente le maître : il parcourt les steppes arides et les forêts épaisses, guidé par les étoiles ; il trouve son chemin dans la nuit et le dénuement ; or, mes premiers guides furent les enfants de la campagne, j’ai gardé des étés passés au Village de Mon Enfance l’audace des gamins livrés à eux-mêmes dans la nature ; les fils de paysan, tels des louveteaux, furent mes premiers maîtres

Le bourdonnement sourd d’un courant d’eau parvint jusqu’à leurs oreilles, témoin, contre toute attente, de la présence de la vie dans cet antre obscur. Il suffisait peut-être d’avancer vers ce bruissement distant, de n’emprunter que les galeries qui s’en approchaient, de se laisser guider par l’instinct, par la soif qui commençait à les tourmenter…

la voix du torrent avait bercé notre enfance, voix familière venue du fonds de la vallée qui accompagnait nos promenades dans la Forêt d’en Haut ; quand nous allions nous baigner aux Cascades c’était délicieux de se mettre dans le rideau liquide, de se laisser étourdir en même temps par le poids et par le bruit de l’eau ; qui a imaginé la campagne pour qu’elle soit ainsi adaptée aux enfants ?

Il y avait quelque chose de particulier dans ce son presque opaque qui, amplifié par les parois rocheuses, se propageait dans les ramifications de la galerie. C’était comme un grand orgue qui jouerait tout seul, avec des crescendos et des diminuendo soudains quand le groupe obliquait dans une nouvelle galerie.

enfermée dans une cabine de la médiathèque de l’Université Centrale de la Capitale Catalane j’avais écouté à vingt ans les fugues de Bach en entier pour la première fois et pour la première fois j’avais aimé la musique ; des années plus tard, en pleine lutte contre le Dictateur, celle que nous appelions la Camarade Castillane m’avait inspiré le personnage de l’Ange Tourmenté, que rencontrait au centre d’un labyrinthe souterrain le héros d’un conte fantastique; ce labyrinthe reproduisait par son dessin la Toccata et fugue en ré mineur de Bach

Il faisait un froid humide, les parois suintaient maintenant qu’ils s’approchaient du noyau de cette musique des cavernes, qui devint vacarme étourdissant à un détour de leur parcours labyrinthique. Et ce fut soudain un vrai tonnerre, comme si les mille torrents, les mille tuyaux de cet orgue hydraulique s’étaient rassemblés, unissant toutes les voix de l’eau, depuis le plus léger chuchotement de la source jusqu’à la vocifération de la cascade, pour aboutir à un forte in fine. Ils n’avaient pas de torches, pas d’allumettes, ils ne pouvaient qu’imaginer la cause de ce bouillonnement monstrueux là-bas sous leurs pieds.

dans ce roman de jeunesse que je n’ai jamais écrit il n’était pas question d’eau mais d’une ville souterraine où, longtemps après une guerre atomique, le héros rencontrait des survivants qui s’étaient reproduits dans cet antre ; ce scénario était tellement quelconque que je n’avais pas pris la peine de le développer, ça ressemblait trop a la deuxième partie de la Planète des Singes ; seuls le labyrinthe musical et l’Ange Tourmenté me semblaient mériter une existence, mais dans mon esprit ils sont indissolublement liés à cette histoire banale, ce qui m’empêchera à jamais de leur donner vie

« Ne bougez pas ! » Ce fut le Capitaine qui le premier réagit. « C’est un vrai trou qui nous engloutirait au moindre faux-pas. A moins de sauter en conscience. » Il criait pour couvrir le vacarme de l’eau. Ils restèrent là un long moment, paralysés. Une odeur âcre, de terre mouillée, qui avait des relents de matière boueuse comme on en imagine au fonds d’un puits, les prit à la gorge. Une cascade géante semblait se précipiter là-bas dans un gouffre insondable.

le Capitaine Tonnerre était un personnage de bande dessinée, chevalier espagnol courageux à outrance ; il fut très célèbre à l’époque du Dictateur ; ses aventures avaient bel et bien lieu, ce n’était pas un Quichotte fou ; peut-être qu’à cette époque sombre de l’histoire de mon pays il était nécessaire de réinventer les héros des romans de chevalerie, l’engouement dont ils jouissaient chez les Espagnols Cervantès avait réussi à extirper au dix-septième siècle, grâce à sa dérision géniale; d’ailleurs la bande dessinée n’est-elle pas là à notre époque pour remplir ce vide laissé par les romans de chevalerie ? et les dessins animés et les films fantastiques et les jeux de console ? 

enfant, le Capitaine Fracasse devint mon modèle de vie ; dans nos jeux à la ville comme à la campagne c’est la petite fille maigrichonne que j’étais qui incarnait le Capitaine ; j’ai retrouvé ce personnage de petite fille guerrière que j’étais dans Le Soulier de Satin de Claudel

« Avons-nous le choix ? » hurla-t-Elle au Capitaine. « Non ! » dit-il d’une voix fracassante. « Il faut sauter, nous avons juré de ne pas revenir sur nos pas, mais sauter n’est pas tomber. » Un courant d’air mouillé montait jusqu’à eux. Elle se figura un gouffre sans fond, un puits sans issue où ils allaient tous s’abîmer.

en suivant la rivière qui traversait le Village de Mon Enfance, en amont des Cascades, on arrivait aux Gorges Bleues ; à un moment de notre parcours nous devions sauter d’un rocher à un autre par-dessus l’eau profonde, où, disait-on, un jeune homme s’était autrefois noyé; il fallait avoir toute la confiance du monde en notre tante Teresa qui, ayant sauté la première (dans notre famille il y a une tradition de femmes capitaines), nous tendait les bras de l’autre côté ; bien plus tard, voulant quitter le froid du Nord où me retenait mon poste de fonctionnaire Européenne, c’est parce que tante Teresa nous avait amenés adolescents au Petit Port Bleu de l’Empordà, près duquel naquit et vécut le Peintre Sauveur dont il sera question au chapitre suivant, que, dans un acte de confiance peut-être gratuit, je décidai d’en faire mon port d’attache ; 

« Imaginez, cria le Capitaine, que ce n’est pas un trou qui mène vers le fin fond de la terre, mais qu’au pied de la cascade que nous entendons un courant souterrain s’engouffre sous la montagne et débouche dans la mer, à une distance telle qu’elle nous permet de rester en apnée. Après avoir sauté il faudra nager jusqu’à la côte. C’est notre seule chance de salut. » Ils n’avaient jamais vu la mer, mais ils avaient foi en lui ; ils l’avaient suivi jusqu’aux endroits les plus difficiles, dans les situations les plus impossibles.

le Capitaine Tonnerre me guida dans maintes aventures périlleuses, autant dans le combat contre le Dictateur que dans ma vie amoureuse et familiale ; quand mon père était en salle d’urgences et que je voyais son sang rouge foncé circuler dans des tuyaux en plastique transparent vers la machine qui lui faisait office de reins, le Capitaine Tonnerre, qui en ce moment était un peu mon père, un peu moi, m’aida, nous aida, au moment du saut de mon père dans l’Inconnu

Le Capitaine sauta le premier, les autres le suivirent.

Suite: épisode 2 (Le peintre et la prêtresse)
épisode 3 (Le guérisseur)

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