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15 juin 2010

Fracture/ La Fêlée d'Antigone (Shoshan 4-5)

Fracture.

 Midi juste, le soleil au zénith. À ta montre : deux heures. L'heure décalée, l'heure folle. C'est la déraison qui s'affiche au cadran. Contre toute évidence, les aiguilles tournent au gré de l'horaire officiel, devançant l'astre du jour présomptueusement. Alors que l'horloge s'obstine à mentionner « deux heures », ton corps, ton coeur, ta tête, éprouvent qu'il est midi.

 Tu verses de l'eau fraîche dans le vase de fleurs, à tes yeux :  nature morte. Les pivoines dodelinent de la tête, en un vain combat pour ne pas s'étioler. Achetées en bouton, ces fleurs se sont épanouies sous l'effet de la chaleur, elles s'ouvrent grand, au point d'envahir la place disponible. C'est leur point d'orgue et le début de leur déclin : ayant atteint ce stade éphémère, elles ne peuvent que dépérir. Cette apothéose annonce un prompt flétrissement.

 Tout passe, nous dépasse et trépasse. Vanité des vanités, tout est vanité.

Midi s'étire au balcon. C'est l'heure du repas, c'est l'heure du repos. Solitude. Tu goûtes la langueur d'un avant-jour d'été. La durée de ce jour qui n'est pas le plus long. Repue avant d'avoir mangé, tu pousses de la main l'assiette dédaignée, y jettes les reliefs d'un mets vite avalé. La tasse où sédimente un reste de café. Tu n'as pas faim. Tu n'as plus faim. Tu n'as jamais eu faim.

 La torpeur t'envahit, tes membres s'engourdissent. Tu n'as même pas le courage de plonger tes mains dans l'eau grasse et tiède de l'évier. Petite nage de godets barbouillés. Ce n'est pas le moment, la vaisselle attendra. Ce sera pour ce soir, ce sera pour demain, ce sera pour plus tard, peut-être pour jamais.

 Tu laisses le robinet couler goutte à goutte. Tu ne cherches pas à mettre un terme à son ploc ploc exaspérant. Mauvais vouloir ? Non, la flemme, simplement ! Un seul geste pourtant de ta part suffirait pour arrêter ce gaspillage, en Palestine on manque d'eau. Mais ici ?

Illustration: Acrylique sur toile de Pascale Atgé-Coll

FRACTURE

  Prise d'un délire pictural, tu ressens le besoin d'exprimer le chaos. Toi, la fêlée du quartier, cette mauvaise fée qu'on oublie d'inviter, ne vis que par la toile et les pinceaux. Peindre ou faire le ménage. Peindre ou faire la vaisselle. Peindre ou faire la sieste. Dans les trois cas, tu choisis de peindre, encore et toujours. Te voici malaxant les tubes d'acrylique, mêlant mille couleurs dans la coupelle en grès. Surgit sur ta palette une pâte onctueuse que tu brasses, pétris comme font les enfants. Un furoncle écarlate, un volcan minuscule s'affaisse et dégouline, c'est la première touche éclaboussant le support vierge encore. C'est un bouillonnement de lave, une éruption. La violence à l'état pur dégouline en fleuves et ruisseaux, un lac d'iniquité jaillit au coeur de ce cratère incandescent. Ta brosse plonge à même le magma, tu étales la couleur. Tes gestes sont rapides et spontanés. Tu balayes la toile d'un revers de poignet. La tête ne commande plus ta main qui d'elle-même court, explorant le support inerte. Puis la forme s'arrondit, se dénoue en volutes, courbes et arabesques. Lors même que tu crois te lâcher, ta fêlure se révèle. Un flux de blocs ascendants croise le reflux des éléments liquides. Les nuances légères, limpides, des uns s'opposent aux tons agressifs des autres. La couleur s'épanche en vermillon vif dans les empâtements. Cela vire au carmin, s'assombrit en tons brique, on passe au grenat sans transition, puis au brun soutenu : falaises d'Estérel, la couleur du basalte ? Une pâte qui brûle à force de dorer,  la cuisson qui trop dure : on croit y voir une bombe volcanique, ou gâteau calciné.

 Comme il faut mettre un nom sur les choses, tu décides de ne pas intituler cette oeuvre une fois de plus : « Sans titre », même en lui accolant un millésime inédit. Ayant passé ta vie à transgresser, tu pourrais la baptiser : « Transgression ». Tout bien réfléchi, « Rupture » ou « Déchirure » iraient mieux.

 Tu saisis un couteau de cuisine ébréché pour lacérer la toile, disperses la couleur effervescente. Elle n'a pas eu le temps de sécher. Cela crée une ligne verte, une frontière floue en zig-zag, hystérique et dérisoire démarcation. De chaque côté s'étend la Terre promise, divisée mais non partagée, elle  éclate avant de s'engloutir dans la fracture ouverte. Oui « Fracture » est bien le terme qui convient. Mais il est trop tard, vois-tu, beaucoup trop tard pour recoller les morceaux.

La fêlée d'Antigone.


Naturellement, c'était à prévoir, Magda Rosenthal a oublié l'invitation qu'elle m'a faite ce matin même à prendre le café. Ce n'est pas grave, les artistes sont par définition distraits. D'ailleurs, son nom me dit quelque chose. Un simple clic sur internet me confirme qu'elle fut une pionnière du mouvement « Châssis-gassouille » au mitan du XXème siècle, une époque qui me semble infiniment lointaine aujourd'hui.

 Magda vit seule avec sa petite chienne. Comme elle est un peu dure d'oreille (Magda, pas Oxymore que j'entends japper joyeusement), je dois sonner de façon répétitive à l'interphone et longtemps à chaque fois. Enfin, j'entends à l'autre bout du fil sa voix fluette, au timbre cassé.  « Rose Péreille ? Ah c'est vrai, la personne serviable de la Poste ! Entrez, je vous prépare le café ... »

Je monte à l'appartement du quatrième, pas vexée pour un sou de cet accueil à retardement. Cette vieille dame extravagante, mon hôte d'un moment, on la surnomme irrévérencieusement ici : « la fêlée d'Antigone ». Elle occupe un trois pièces-cuisine que rien ne distingue en apparence des autres appartements du quartier.

 Au désordre près, car il règne chez elle une délicieuse pagaille. Les pinceaux et les couleurs ne font pourtant pas bon ménage avec la batterie de cuisine, pas plus les photos de famille se mélangeant aux napperons de dentelle et ses compositions mixtes, ou le Talmud voisinant sur une étagère avec le catalogue d'une expo d'avant-garde.

« Au fait, me dit-elle, saviez-vous que que l'expression « Thalamus » [ Nota : Le Thalamus est une chronique de la Ville allant du du Moyen-Âge au Grand Siècle ] dérive du mot Talmud ? ».

 Non, je ne le sais pas, ni ne tiens à le savoir. Je sens mon interlocutrice prête à se lancer dans des explications longues et compliquées. Ce n'est pas pourtant le moment, mais elle en meurt d'envie, impossible de l'arrêter en si bon chemin.

  - Savez-vous ce qu'il dit, le Talmud ? Il dit : « Celui qui dit : ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à toi,  est un médiocre. Celui qui dit  : ce qui est à moi est à moi et ce qui est à toi est à moi, est un mauvais. Celui qui dit : ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à moi, est un ignorant. Celui qui dit : ce qui est à moi est à toi et ce qui est à toi est à toi, est un sage ».

SOFER

  [ Affiche de l'exposition « Sofer Scribe », détail, 20 janv.- 19 mars 2010, Archives de la ville Montpellier Médiathèque d'Agglomération  ]

Ici, je devrais objecter : « le peu que je possède est pour toi sans attrait. Qu'ai-je à faire de tes biens ? Je n'ai vraiment pas besoin de m'approprier ton bazar ! »

Magda se moque bien de ce scrupule, elle ne me laisse pas le temps de répliquer.

 Prestement, elle se débarrasse d'une blouse d'artiste aussi bariolée que ses toiles, oubliant qu'il en reste autant sur ses mains. Elle met en route la cafetière, s'installe en face de moi dans un rocking-chair en attendant que le percolateur soit opérationnel. Un doux ronronnement nous annonce que la machine est toute chaude, prête à  remplir les deux tasses de porcelaine.

 « D'abord, que je vous dise une chose, commence mon interlocutrice, je ne bois que de l'Arabica, parce qu'il est plus doux au palais. Le Robusta me donne des palpitations et me fait tousser.

 Sa remarque n'a rien d'original en soi. Je serais même tentée d'y souscrire si la peinture aux acryliques ne conférait un arrière-goût désagréable au café. Je détourne carrément la conversation :
  - Laissons-là ce sujet, fais-je. Parlez-moi plutôt de vous et de votre famille. Cela fait-il longtemps que vous vivez dans  le quartier d'Antigone ?
  - À dire vrai, dix ans seulement; je me suis installée ici après la mort de Shimon, mon mari. De son vivant, nous habitions rue de la Barralerie, près de l'ancienne synagogue avec son école rabbinique, entre une boucherie kasher et la Maison de l'Aumône, si vous voyez ce que je veux dire.
  - Je situe assez bien ces lieux. J'ai visité récemment la Mikveh avec le Comité du Tourisme.
- Tant mieux si notre eau lustrale vous sert de repère ! Dommage que les touristes prennent généralement ce bain rituel pour une piscine améliorée. Que diraient le Chrétiens si je qualifiais de baignoire leurs fonts baptismaux ?
  - Ce n'est pas à moi qu'il faut poser cette question, je suis agnostique. Mais cependant curieuse... Si j'ai bien suivi les explications du guide, il y avait sur le Clapas au Moyen-Âge une communauté juive importante...
  - Oui, son origine remonte à l'Espagne des Califes. Après la Reconquête, les Juifs séfarades ont fui les persécutions. Ils se sont réfugiés ici.
même Même, ils y ont prospéré. À moment donné, les Juifs ont joué un rôle capital dans la ville intellectuelle et scientifique de la cité. Mais ensuite, patatras, rien ne va plus ! Philippe le Bel, après les Templiers, les Juifs, ça vous dit quelque chose? Voici que tombe son édit d'expulsion ! Mes ancêtres doivent émigrer illico. Ils trouvent un moment asile et protection dans les États du Pape. Mais ensuite vient la Grande Peste, on les accuse d'empoisonner les puits et de toutes sortes d'abominations de ce genre. La persécution reprend.
  - Le Juif Errant n'est pas un mythe.... Rosenthal, c'est un nom qui vient des Pays de l'Est, non ?
  - C'est le nom de famille de feu mon mari. Cela signifie « la vallée des roses ». Par un curieux hasard, mon nom de jeune fille est
« Shoshan » ce qui signifie « rose » en hébreu. Le monde est petit.
  - Votre mari, quand et comment l'avez-vous rencontré ?
  - Shimon est originaire de Pologne. Avant Guerre, ses parents ont fui les pogroms. Leur seul tort est d'avoir pris la France pour une terre d'accueil. On ne se remet pas de ces erreurs-là.  Après une brève accalmie, l'invasion allemande est venue, portant jusqu'ici la barbarie nazie. Les années d'Occupation nous ont meurtris, comme tant d'autres. Juifs et communistes, Les Rosenthal avaient deux bonnes raisons d'être arrêtés et déportés. Ce qui fut effectivement le cas. Les parents de Shimon ne sont pas revenus d'Auschwitz. Quant à leur fils, il a été recueilli et caché  par une famille amie. Nous nous sommes rencontrés chez ces Justes. J'étais devenue Madeleine Barthès et lui Simon Durand. Compatissant, le curé de la paroisse nous a délivré de faux certificats de baptême. Et là, nous nous sommes connus et aimés. À dix huit ans, Shimon est entré dans la Résistance. Il a manqué de se faire descendre par les Boches au mois d'août 44, juste avant la Libération. La suite est toute simple : il fallait  casser la croûte, à l'époque survivre était la priorité. Lui gagnait sa vie comme ouvrier du bâtiment, mois j'étais plasticienne et donnais des cours de peinture.
  - C'est alors que vous avez découvert  l'expressionnisme abstrait ?
  - Oui. C'était un courant nouveau venu d'Amérique. J'aimai cet art de révolte et de refus. Des réprouvés tels que j'étais moi-même, avaient émigré outre-atlantique pour fuir l'Allemagne hitlérienne. J'ai peint leur imitation, j'ai libéré mon geste,
épanché la couleur pure en trois dimensions, créé des champs dynamiques sur la toile, testé d'autres supports pour peindre, usé d'outils non conventionnels : truelle et couteau. À mes yeux, le tableau cessait définitivement d'être un objet décoratif pour devenir un terrain d'affrontement. C'était laisser la place à l'expression de conflits latents, à l'émotion pure. Bientôt, la technique du push and pull, l'action painting et le dripping n'ont plus eu plus de secrets pour moi.
  - Excusez-moi, de ne pas comprendre ces termes.... Je ne suis plus très bien.
  - Oh, le vocabulaire n'a pas d'importance, et puis je préfère zapper mon itinéraire artistique.
- Oui, revenons-en à votre famille, nous sommes là pour ça, non ?

  - Soit.J'abrège mon récit. Shimon et moi nous sommes mariés au début des années cinquante. Deux enfants nous sont nés, une fille  : Hannah, un garçon : Samuel. Hannah a épousé un goy. Elle vit aujourd'hui dans la région parisienne. Samuel était irrésistiblement attiré par le jeune état d'Israël. Bénéficiant de « la loi du retour », mon fils s' est installé dans un kibboutz. Ce n'est certes pas moi qui l'y ai poussé.

  - Votre fils est-il d'accord avec tout ce qui se passe là-bas ?
  - Sûrement pas, il est même opposé, comme beaucoup d'Israëliens, à l'occupation  de la Palestine. Vous savez, le contexte politique est un peu tordu là-bas. Les travaillistes expriment leur mal-être, tout en s'avérant incapables d'assurer la sécurité du pays.
  - Mais, tout de même... l'installation des colons ?
  - Ils la critiquent aujourd'hui... ce d'autant plus facilement que c'est eux qui l'ont initiée.
  - Et Jacob, pour en revenir à lui ?
  - C'est mon petit-fils, l'unique enfant de Samuel et Sarah.
Au fait je ne vous ai pas dit que mon fils, une fois sur place, s'était mis en ménage avec une jeune Israélienne. Depuis lors, ils se sont séparés. La situation du couple est instable, tous deux ont fait plusieurs fois l'aller-retour d'Isarël. Jacob est né en France et bénéficie de la double nationalité. Voilà sa photographie à deux ans : un charmant bambin. Puis à treize, lorsqu'il a fait sa « Bar Mitsva » [ confirmation ]. Puis à dix huit, sur le campus de l'école d'Agronomie de Clapas-sur-Lez, lorsqu'il était étudiant.

[ Je découvre Jacob sous les traits d'un  jeune homme au visage charmeur et mutin.  C'est un tombeur de filles, ou je me trompe fort. Il a le menton volontaire, une chevelure frisée pas croyable. Bref,  je lui trouve un look d'enfer à ce garçon,  je l'imagine mal en soldat. ]
  - Vous auriez sûrement préféré qu'il reste ici ?
  - Mon avis ne comptait pas, il fallait qu'il parte, c'était plus fort que lui ! Jacob est un idéaliste. Il voulait revenir à la terre de ses ancêtres, mettre à profit ses études pour mieux aider ses compatriotes, censés avoir « fait fleurir le désert ». Pure illusion ! À peine a-t-il débarqué en Israël, que ce n'est pas une pioche qu'on lui a mis entre les mains, mais un fusil mitrailleur. Objecteur de conscience ou pas, tout le monde doit savoir s'en servir. Ceux qui refusent en prennent plein la figure, ils sont accusés de désertion et emprisonnés.
  - Cela a dû être un choc terrible pour vous lorsque vous avez appris l'attentat-suicide dans lequel votre petit-fils a failli périr ?
  - J'ai eu très peur rétrospectivement. Et puis j'ai surmonté ma colère et mon angoisse en peignant, comme je le l'ai toujours fait.
  - Vous n'éprouvez ni haine ni rancune envers les « Fathoui » qui ont failli l'assassiner ?
  - Bizarrement non.
L'injustice n'est pas à sens unique. J'ai compris que les victimes d'hier deviennent les oppresseurs d'aujourd'hui, et réciproquement, parce que le monde est mal fait ! La violence n'accouche de rien d'autre que la violence et la mort n'apporte que la mort.

(À suivre....)

 

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