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15 juin 2010

Le nombril de Poséidon (Shoshan 6)

Le nombril de Poséidon.

POSEIDON

Puisque le monde tourne autour du nombril de chacun,

que nous ne sommes pas tous situés en un même point,

il est géométriquement logique que le monde ne tourne pas rond. »

[ Florence, Le Havre, Courrier des lecteurs de Télérama, 14 avril 2010 ].

 

ELLE : Et si nous parlions de ton quartier ?

LUI : Tu n'as qu'à regarder sur cette carte postale : mon quartier, tu l'as sous les yeux.

ELLE : Cela ne ressemble à rien que j'aie vu jusqu'ici. [ Elle soupire ]. Il est vrai que je connais si peu de choses ! [ Une pause ] Comment s'appelle-t-il, ton quartier ?

LUI : Mon quartier s'appelle Antigone.

ELLE : Comme l'héroïne antique ?

LUI [ surpris ] : Tu connais la pièce de Sophocle ?

ELLE : Oui. Je l'ai étudiée en Faculté. [ Elle soupire à nouveau ]. Il est bien loin, ce temps... Chez nous aussi, les Grecs et les Romains sont passés, ont construit de belles cités. Tiens, les grandes colonnes que l'on voit sur ta photo me font penser aux vestiges d'une ville antique.

LUI : Ce n'est pas un hasard. L'architecte a conçu ce quartier dans le goût néo-classique !

ELLE : Bizarre tout de même. On dirait un décor de théâtre !

LUI : Tu as trouvé le mot juste ! Oui, c'est un théâtre, avec la scène au milieu et le public disposé des deux côtés. À moment donné, le rideau se lève, une moitié des spectateurs découvre en face d'elle l'autre moitié. C'est absurde, tout le monde en rit. Puis se retire. « Tirez le rideau, la farce est jouée ».

ELLE : Donc, cette vue a été prise au milieu de la scène ?

LUI : Le photographe se trouvait Place du Nombre d'or, c'est ainsi qu'on l'appelle.

ELLE : Pourquoi le Nombre d'Or ?

LUI : C'est la « divine proportion ». Appliqué aux côtés d'un rectangle, le Nombre d'or est le rapport idéal entre la longueur et la largeur, qui fait que le rectangle ne te semble ni trop long ni trop court.

ELLE : Je ne crois pas qu'il existe une « divine proportion ». La notion de rapport idéal est subjective. Vois-tu : les gens  placés « au pied du mur » - celui dont je parle est le « Mur de la honte » - apprécient autrement le « juste rapport des choses »  que ceux qui se trouvent de l'autre côté.

LUI : Effectivement, tout est relatif. À présent, considère cette statue de bronze au centre de la place. Elle représente un homme nu. C'est Poséidon, le dieu de la mer chez les Grecs. Un de ses bras tient le trident. L'autre est tendu,  on ne sait vers qui,  ni sur quoi. Fixe ton regard sur le nombril du personnage. C'est en quelque sorte le  point focal.

ELLE : Eh bien ?

LUI : Si tu divises la hauteur de Poséidon par la distance qui sépare le sol de son nombril, tu trouves le quotient de la distance du sol au nombril par celle du nombril au sommet du crâne.

ELLE : Peux-tu répéter ? Je n'ai pas très bien suivi !

LUI : C'est sans importance....

ELLE : Mais si ! Je me rends compte que dans ton pays, chacun prend son nombril pour le centre du monde et ne considère pas la misère des autres : ces petites gens qu'on voit sur la photo.

LUI : les gens te paraissent petits parce que les bâtiments autour sont énormes, tout simplement.

ELLE : Tu ne trouves pas que cette architecture massive écrase l'homme ?

LUI : Elle est conçue à la hauteur des ambitions des princes qui nous gouvernent, pas à l'échelle des gens censés habiter là.

ELLE : Parlons-en justement, de ceux-là. Qu'en pensent les habitants ?

LUI : Rien qui mérite d'être signalé. Ils se plaignent de futilités, de tout et son contraire  : la dimension des fenêtres, l'absence de volets et de balcons.

ELLE : Sans volets, comment fait-on pour dormir ? Sans balcon, sans visages souriants qui se penchent au dehors, à quoi ressemble une maison ?

LUI : Dans mon quartier, la place est chère, le mètre carré se traite au prix du caviar. Pourtant, les gens s' y installent quand même, allez comprendre.

ELLE [ tristement ] : Dire que chez nous, on vit tous entassés dans des baraquements !

LUI : Je sais. Tout ce luxe étalé, cette profusion de détails inutiles, cela doit te choquer, sans doute ?

ELLE : Même pas. C'est de la poudre aux yeux. Cela ne rime à rien. À quoi bon dépenser tant d'argent pour construire des immeubles, si ceux à qui ils sont destinés ne s'y sentent pas bien ?

LUI :  La perspective te fait paraître immense ce qui se trouve au premier plan, dérisoire ce qui est au loin. La symétrie est ce qui te fait croire que tes deux mains sont pareilles, alors que ta main droite ignore ce que fait ta main gauche. Quant à l'alignement, c'est un éléphant qui trompe énormément. Tu vois, tout est artifice, tout est fait  pour  entretenir l'illusion, créer le rêve.

ELLE :  Son rêve, chacun le porte avec soi. Moi, je trouve que c'est froid, un monde aussi minéral !

LUI : Il ne l'est pas vraiment. L'arbre tient lieu d'alibi. Place du Nombre d'Or, on trouve des platanes qui procurent l'ombre en été. Un peu plus loin, place du Millénaire, des cyprès ont été plantés en ligne.

ELLE : C'est beau, les cyprès, ils font un trait d'union entre tous les pays de la Méditerranée.

LUI : Malheureusement chez nous, il va falloir se résoudre à les couper, car le pollen de cyprès donne des allergies aux citadins.  Paraît-il... je n'ai pas vérifié.

ELLE : On a l'impression que ces arbres émergent d'un dallage et non du sol. Pourquoi ce revêtement partout ?

LUI : Pour que les gens ne se salissent pas les pieds. Et puis, c'est plus pratique pour les amateurs de roller ou le skate board.

ELLE : Je constae que les enfants de ton quartier ne se privent pas  d'en faire! Les enfants, c'est un petit miracle, ce son eux qui donnent vie à la cité. Mais que font-ils à demi-nus autour de la statue ?

LUI : Ces gosses jouent à s'arroser. La statue est située au coeur d'une fontaine. Tu vois : c'est une poudre d'eau d'eau jaillit du sol, un geyser, un feu d'artifice à l'envers !

ELLE : Il doit y avoir beaucoup d'eau dans ton pays pour se permettre de la répandrer ainsi.

LUI : Non. L'eau chez nous est un bien rare, comme partout. Nous ne la gaspillons pas. Nous la recyclons. Au passage, elle rafraîchit les gamins du quartier.

ELLE : Dans mon village, l'eau ne vient pas jusque dans les maisons. Nous allons la puiser là où elle se trouve. Les rivières sont en général à sec en été. Les puits sont rares, c'est une bénédiction si quelque part une source jaillit. La fontaine est  un lieu de vie. Tout le monde s'y rassemble. Autour de la margelle, on parle, on refait le monde.

LUI : Cette vue a été prise en été. Note que ceux qui le peuvent vont à la mer quand il fait chaud.

ELLE : Alors, il aurait fallu construire le quartier d'Antigone à la mer !

LUI : Si c'était le cas, les habitants trouveraient encore le moyen d'aller ailleurs !

ELLE : Comment se fait-il qu'ils éprouvent constamment le besoin de bouger, les gens chez toi ?

LUI : Cela s'explique par un besoin irrépressible d'aller d'un point à un autre et d'en revenir. C'est fou quand on y réfléchit, le temps et l'argent qu'on consacre aux transports.

ELLE : Vous avez bien de la chance de pouvoir aller et venir à votre guise. Chez nous, ce n'est pas le cas. La vie est bien plus difficile qu'en France. [ Fièrement ] Mais ça ne fait rien, j'aime mon pays tel qu'il est.

(À suivre)

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