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15 juin 2010

Pétales de Rose (Shoshan 1)

 Pétales de Rose.

 

SHOSHAN

 

Premier pétale (éclos dans le bureau de mon rédac' chef)

 Une fois de plus, je suis prise de court. Phil m'a bien eue avec cette histoire d'attentat-suicide. Il veut que je parte au Proche-Orient, toutes tâches cessantes, faire un reportage sur la Palestinienne-kamikaze. Grands dieux, qu'est-ce qui prend à Phil de m'envoyer là-bas ? Cette affaire est déjà suffisamment médiatisée ! On a tout dit et son contraire à ce sujet, on en a rajouté, fait des tonnes. Les âmes sensibles ne cessent de s'émouvoir sur le sort de cette fille, plutôt mignonne en vérité. Il n'y a pas photo sur les photos qu'on a publiées d'elle, : elle a l'allure plus terrorisée que terroriste.

 Seulement, voilà, Monsieur mon rédac' chef , autant vous le dire : cette forme de curiosité d'un certain public, mêlée de voyeurisme morbide, me révulse. Être ou ne pas être journaliste, zatis ze questieun. Je travaille au « Réveil du Midi », pas à « Voili-voiça ».

 Non Phil, je ne refuse pas de partir là-bas. En ce moment, je fais du mauvais esprit. Je grogne et marche toujours. Pour te faire plaisir, une fois de plus, je prendrai mes cliques et mes claques. Surtout des claques d'ailleurs, que je prends. Au Bachibouzoukistan, j'ai largement payé de ma personne, tu es bien placé pour le savoir. Là-bas, il ne se passe pas un jour sans qu'une voiture n'explose dans la rue. Mettons pour fixer les idées que chaque attentat fasse en moyenne quinze à vingt victimes innocentes. Te rends-tu compte de ce que c'est, quinze ou vingt pauvres morts par jour, au sein d'un population qui n'en peut mais ? Moi, je le sais.

 À tes yeux, c'est juste un détail de l'actualité. Cela relève de la routine, au point que  que la Presse mentionne à peine ce genre d'incidents, définitivement relégués au rang de faits divers.

 Dans le cas d'espèce, si j'ai bien lu et assimilé la prose de mes chers confrères, une candidate au suicide, sous les dehors innocents d'une jeune villageoise, elle fonce tête baissée au milieu d'une patrouille israélienne. Oh, la méchante ! Elle cache une ceinture d'explosifs sous sa gandoura. Heureusement - ou malheureusement, selon les points de vue -  la bombe improvisée n'explose pas. Les deux frères de la Palestinienne se sont  embusqués en couverture dans la végétation environnante, Ils font feu sur la patrouille. Re-manque de pot, les balles des fedayin atteignent leur propre soeur. Elles tuent au passage une soldate israélienne, mère de deux enfants (waouh, qu'est-ce qu'elle faisait en service armé, celle-là ?), et blessent un jeune réserviste, juif d'origine française, récemment installé dans le pays (même question : qu'allait il faire dans cette galère ?). Restent le chef de patrouille et deux tireurs d'élite, qui gardent leur sang-froid et ne tardent pas à riposter. Ils abattent l'un des deux agresseurs, bien visé ! L'autre réussit à prendre la fuite.

Celui-là ne perd rien pour attendre, on lui fera la peau le jour venu.

Bilan de l'escarmouche, deux morts : un de chaque côté, et deux blessés, la petite Palestinienne, laissée pour morte sur le terrain,  et le jeune réserviste franco-israélien. Inutile d'épiloguer sur ce banal incident de frontière.

 « Ouais, dis-je à Phil, cette affaire est tout-à-fait regrettable, et du point de vue de la Paix,  consternante. Mais elle a eu lieu. Quelle pièce veux-tu coudre à cela ?
  - J'aimerais y voir plus clair, nos lecteurs aussi. Nous ne disposons pour l'instant que d'un son de cloche, la version de Tsahal, celle de l'armée israélienne.
  - Je ne suis pas sûre qu'elle éclaire bien  les faits....
  - Moi non plus. Tu connais la fameuse « loi du Talion ». Elle remonte au Code d'Hammourabi ! Le Lévitique dit (49, 18) : « Tu donneras vie selon vie, oeil selon oeil, dent selon dent ». Malheureusement, l'adaptattion moderne de ce principe donnerait à peu près ceci : « Pour un oeil : la face entière. pour une dent : toute la mâchoire ». Comment s'étonner après ça de la violence qui déferle dans ce pays ?
  - Que disent les Palestiniens ?

  - Ils ont émis des communiqués contradictoires, plutôt confus. Le Hamas revendique l'attentat sans expliquer  son impréparation manifeste. L'Autorité palestinienne condamne du bout des lèvres - comme elle le fait toujours - l'initiative meurtrière du Hamas. Reste à savoir ce qu'elle fait pour l'éviter.
  - Au peu que je sache, le Fatah a renoncé depuis 2004 à l'action violente. Sur place, les choses ne sont pas cadrées, les, la « guerre des factions » fait rage. Tout le monde a du mal à s'y retrouver, moi la première. Cela dit, qu'attends-tu de moi au juste ?
  - Tout simplement, Rose, que tu fasses tes bagages, prennes le premier vol pour Tel-Aviv, et que tu ailles voir ce qui se passe sur les lieux.
  - Sur les lieux ! Pour me faire prendre en otage ou ramasser une balle perdue ! Tu en as de bonnes, Phil !  Permets-moi de te le dire entre quatre-z-yeux : ton plan, Phil,  je le trouve nul !
  - Tu ne m'as pas compris. Tu n'es pas Mata Hari, je ne t'envoie faire de l'espionnage sur la ligne-frontière. La mission que je te confie est innocente,  à défaut d'être vraiment relax : tu vas te rendre à Haïfa. La jeune fille dont nous parlons – elle se nomme, paraît-il, Aïcha – est soignée là-bas. Tâche de la voir à  l'Hôpital militaire. La suite, tu nous la raconteras après.
  - Tu crois que ça se passe comme ça, là-bas ? La malade est certainement tenue au secret ! L'armée ne va tout de même pas accepter qu'elle ait des contacts avec les journalistes étrangers.
  - Mais si ! C'est une question d'image. Leur communication joue sur l'émotionnel. En l'espèce, il s'agit de montrer à l'opinion internationale que les Israéliens sont des gens convenables. Prière d'y croire.Toute terroriste qu'elle est, la blessée est traitée avec humanité. En attendant qu'elle soit jugée pour ses actes, en vertu des lois de ce pays. Car chacun sait qu'Israël est un État de droit. Il faut aussi le dire vite en ayant à l'esprit que  partout ailleurs au Proche-Orient, c'est pire... Ah ! Que je te dise aussi : le jeune réserviste de Tsahal, Jacob Rosenthal, est un pur produit de la communauté juive du Clapas. Touché, mais légèrement, par les balles des fedayin, il se trouve en convalescence à Haïfa. Si tu peux le rencontrer lui aussi, cela fera d'une pierre deux coups. Il te parlera volontiers, puisque c'est un compatriote. De quoi remuer nos lecteurs, non ?
  - Tu crois que si
le héros de l'affaire était originaire de Pétaouchnok, son cas ne mériterait pas considération ?
  -  Ce n'est pas ce que je voulais dire.... Conviens qu'une note de chauvinisme ne fait pas de mal. Dans nos colonnes, on en réclame, n'hésite pas à en remettre une couche à ce sujet ! »


 Ma feuille de route est toute prête ! Plus rien à discuter. Exécution ! Et voilà comment les choses se passent à la rédaction du « Réveil » ! Pour la forme, je fais un peu de résistance. Une mission de ce genre nécessite certains préparatifs, il y a des formalités administratives à accomplir. Et puis, on ne sait jamais... le volcan islandais pourrait se réveiller entre temps et bloquer mon départ.

Phil, comme d'habitude, a réponse à tout : le nuage de cendres ne concerne plus que le nord de l'Europe. Pour ce qui est de la paperasse, le journal s'en occupe... Un ressortissant de la Communauté européenne n'a besoin pour se rendre là-bas que d'un passeport en cours de validité. C'est justement là que le bât blesse. Mon passeport est bien valide mais comporte un visa du Bachibouzoukistan, un État-voyou au pire sens du mot. Pour me rendre en Israël, il faut absolument le faire renouveler.  Même comédie en sens opposé si je souhaite par la suite aller dans un pays arabe, fût-ce pour passer mes vacances. Il me faudra un nouveau passeport vierge de trace de passage en Israël pour obtenir les visas. La procédure est longue, insupportablement tatillonne. De plus, la taxe est chère. Ajoutez à cela qu'avec mon tempérament de « cigale », je n'ai jamais un sou devant moi, j'ai parfois du mal à joindre les deux bouts, ce n'est pas pour rien qu'on m'a surnommée la « cicada ».

 Cette préoccupation purement financière en masque une autre plus sérieuse. Il me va falloir encore faire garder mon bout de chou. Combien de temps ? Deux... trois semaines ? Mon petit Raymond est d'un caractère facile, apparemment il ne souffre pas de mes absences à répétition... Je me permets de le « déposer à la consigne » de temps en temps (comment faire autrement ?), mais à la longue, il m'en voudra.... La meilleure des nounous ne vaut pas la pire des mamans.... Que je suis peut-être à ses yeux.

 Témoin de mes états d'âme, Phil brandit son arme absolue contre mon indécision. Le perfide connaît mes points sensibles : sa forme habituelle de chantage, le « coup du Marronnier »,  marche à tous les coups.

 « Si la proposition que je viens de te faire te contrarie tant que ça, fait-il d'un ton mielleux, je veux bien examiner la possibilité d'une permutation avec Seb. Il est actuellement chargé d'un reportage sur les girafes du zoo, je peux lui demander de partir au Proche-Orient à ta place. Quant à toi, faire ça ou peigner la girafe... »

 Là, j'ai du mal à me contenir. L'idée d'abandonner à Sébastien Marronnier un sujet aussi sensible... et explosif en même temps, c'est le cas de le dire, me fait venir une poussée d'adrénaline. Seb nous a déjà fait le coup. Il va faire un tour de piste à sa manière en Israël, c'est-à-dire discuter un quart d'heure avec son chauffeur de taxi; une fois de retour en France, il publiera un bouquin. Si ça, c'est du journalisme, alors, je veux bien être pendue. Non, non et non !

 Phil a gagné : c'est moi qui ferai ce reportage à Haïfa.


 

 Second pétale (saisi au vol sous les platanes).

 

 En attendant que mon passeport soit prêt, je dispose d'un délai de grâce : quelques jours pour réfléchir, me documenter. Je « bade » (expression locale qui signifie à peu près  que je vais et viens sans but précis, au risque d'importuner mes collègues et mes proches). En pareil cas, j'ai plutôt tendance à m'isoler dans mon espace intérieur.

 Ce refuge est purement virtuel. Il existe quelque part dans ma tête une roseraie au milieu du désert, oasis imaginaire où je me repose et prends le frais quand je n'ai rien de mieux à faire. Un mot trotte dans ma cervelle : Shoshan, improbable rencontre de l'Orient et de l'Occident. Ici, le vent desséchant venu des sables croise les embruns de la Méditerranée. C'est le début de mon voyage et c'en est aussi le terme. La perception du temps n'y est pas la même qu'ailleurs.

 Je me retrouve au Pays des Mille-et-une-nuits. Au souffle du « khamsin », les contes s'envolent feuille à feuille tels les pétales d'une rose. Ma conteuse attitrée se nomme Zobéide, comme il se doit. Un prénom magique. Elle répond au Calife par l'Ouïe et par l'Obéissance : « Z'écoute, z'obéide ».  Sous ce dehors d'apparente soumission, elle n'en fait qu'à sa tête. C'est elle, avec ses deux acolytes Amine et Sâfia, qui mène le jeu.

 Revenons au réel. Zubeydda Messaoudi, tel est le nom de la déléguée de l'O.P.L.P. à Clapas-sur-Lez. Un contact qui m'est aujourd'hui précieux : si quelqu'un connaît la question, c'est bien elle. J'ai rencontré pour la première fois cette petite femme brune, pétulante, lors d'une manifestation pro-palestinienne. Il n'y avait pas grand monde autour d'elle, il est vrai. Mais Zubbeyda m'a surpris par son discours mêlé de tolérance et de pugnacité.

 « Au moins, celle -là, elle sait ce qu'elle veut ! » me suis-je alors dit.

 Depuis, nous sommes devenues amies. Nous nous retrouvons de temps en temps à Antigone, place du Nombre d'Or, à la terrasse d'un café. Ce lieu porte un nom prédestiné : les Mile et une feuilles d'or. Ambiance orientale assurée.

 Il fait anormalement chaud pour la saison. L'ombre des platanes est la bienvenue. Une bouffée de  vent de sud soulève de la poussière jaunâtre, sans doute le pollen des cyprès. Tandis que je sirote un café cardamome, elle commande un thé à la menthe et aux pignons. Zubeydda soupire, citant le poète Mahmoud Darwich : « Ah si les colombes pouvaient grandir aux ministères de la Défense ! »

 Une chose après l'autre, nous en venons à évoquer « l'affaire ». D'après les échos qu'elle en a, Zubbeida pense qu'elle se serait en réalité déroulée en deux temps. L'attentat répondrait, selon ses propres sources,  à une provocation de la patrouille israélienne, intervenue le jour précédent. La fille à coup sûr a été malmenée (ou tripotée ?) par les soldats, les deux à la fois sans doute, sans qu'on puisse parler de viol; en tous cas, rien n'est clair dans cette histoire. Ceci ne nous avance pas pour autant.

 « Disposes-tu d' informations sûres à propos de la Palestinienne kamikaze ? lui demandé-je.
  - « Sûr » est un mot qu'il vaut mieux éviter dans ce pays. Je connais le nom de la fille « Aïcha ». Elle est originaire du village d'Al Tur, un village à quelques kilomètres de Naplouse, connu pour abriter la dernière communauté de Samaritains, il en reste trois cent cinquante à tout casser. La famille d'Aïcha est proche du Hamas. La fille a commencé, mais non fini ses études à l'Université de Ramallah, et voilà tout ce que je sais !
  - Des études, cela dénote un certain niveau ! observé-je.
  - Certes. Cinq pour cent seulement des jeunes filles palestiniennes en font, précise mon interlocutrice. Mais attention ! Parce que la nécessité leur tient lieu de diplôme, sous la double pression de l'occupation militaire et de l'Intifada, les femmes palestiniennes ont pris leurs responsabilités. Si tu en doutes, rappelle-toi que la guerre a fait des milliers de morts en Palestine,  qu'un quart des actifs sont au chômage et que près de la moitié de la population vit en dessous du seuil de pauvreté.
  - Ces chiffres sont terrifiants, mais quel rôle les femmes jouent-elles là-bas ?
  - Elles sont plus émancipées que partout ailleurs au sein du monde arabe, comme tu pourras le constater sur place si tu y vas ! Elles sont à l'image de cette terre plantée d'oliviers, symbole de paix, mais pour laquelle on se bat âprement. Jusqu'à la mort, à la Grâce de Dieu.
Hamdulillah !
  - Selon toi, les candidates au suicide ne seraient donc pas, comme nous l'imaginons ici, des victimes consentantes du fanatisme religieux de leurs frères ?
  - Sors pour une fois  de la vision fausse qu'on a dans ton pays des gens de chez nous. Le portrait-robot du martyr palestinien n'existe pas. On trouve des hommes et des femmes parmi eux, des jeunes et des vieux, des célibataires et des gens mariés, des étudiants et des villageois. Leurs idéaux diffèrent, on ne va pas au suicide pour le plaisir. Le seul impératif est de causer le plus de dégâts possible à l'adversaire. Un adage dit  chez nous : « Si je me noie pourquoi devrais-je avoir peur de me mouiller ? »
  - Tout de même, j'aimerais bien savoir ce qui se passe dans la tête d'une gamine de vingt ans qui va se faire sauter la figure.
  - Bonne question. Si tu réussis à voir Aïcha, pose la lui directement ! "

Je souris,  me replongeant dans mon propre passé, si proche et si lointain. Je revois la jeune fille amoureuse de l'amour que je fus (« Au printemps, de quoi rêvais-tu ? »). Une image qui tend à s'estomper au profit de celle, infiniment plus présente à mon esprit, de mon petit Raymond. Je pense à la lutte incessante qu'il me faut mener chaque jour pour concilier mes devoirs de mère et mon travail de journaliste.

 De l'arrière-salle des Mille et une feuilles d'or monte une mélodie des années soixante : « Lemon tree ». Là, j'hallucine. « The flower of the lemon is very, very sweet... » On se croirait sur Radio-Nostalgie. Cet air swingue à mes oreilles : « Douce est la fleur du citronnier, âcre est son fruit. »


  Troisième pétale (glané dans la Bible).

  « L'Eternel va te faire entrer dans un heureux pays, fait de cours d'eau, de sources et de lacs, qui jaillissent dans l'abîme des  vallées comme dans les montagnes; un pays de froment, d'orge, de vignes, de figuiers et de de grenadiers; pays d'oliviers et de miel; pays où le pain ne te sera pas mesuré et où tu ne manqueras de rien.... » (Deutéronome, VIII, 8-9).

 Lorsqu'on a l'impression, comme c'est mon cas, de ne rien comprendre au conflit israélo-palestinien, rien de tel que de se replonger dans l'Histoire Sainte. L'Éternel parle à Moïse et lui dit « Envoie des hommes pour explorer le pays de Canaan, que je donne aux enfants d'Israël » (Nombres, 13-1). Seulement, Moïse est devenu vieux. Il porte une longue barbe blanche (au moins sur les images de mon enfance) il n'est plus en état de commander les siens. Plus grave, il a désobéi aux ordres de l'Éternel. Ce n'est donc pas à lui, mais à son successeur, Josué, qu'il appartiendra de mener les enfants d'Israël au terme du voyage. Avant de mourir, il lui sera seulement donné de contempler, du sommet du Mont Nébo, l'étape ultime d'un voyage qu'il n'achèvera pas. Moïse s'émerveille à la vision de la Terre promise s'étend sous ses yeux. Promise, certes, mais à qui ?

 C'est bien là que se trouve le point névralgique. Ici gît un vrai débat que la Bible élude soigneusement.

 Il y a déjà des gens installés en ce pays, qui n'ont pas du tout envie de se faire déloger par les nouveaux arrivants.  Donc, ils veulent se battre pour garder leurs terres.

 Les Israélites vont en effet se colleter avec l'une des plus anciennes cultures du Moyen-Orient. Les Cananéens sont un peuple d'agriculteurs et de pasteurs, ils travaillent l'argile et le cuivre, ont inventé l'écriture alphabétique. Leurs villes sont dotées de puissantes fortifications. S'ensuivent de violents affrontements, qui tournent finalement à l'avantage des Hébreux. C'est comme ça, on ne refait pas l'Histoire.

 Douze cent ans avant notre ère, il est question de deux tribus : les Bene Jacob venant de Mésopotamie et les Bene Israël venant du pays de Geshan. Ces peuples s'unissent pour former au pied du mont Garizim « l'alliance de Sichem ». Progressivement, les populations vont se mélanger et la situation se normalise. Le dieu local finit par se confondre avec celui, des Hébreux . La racine  « El » se retrouve dans « Elohim » et bien plus tard dans le terme « Allah ».

 Entre temps, la région est passée sous la domination romaine. Elle est devenue « la Samarie ». Sichem est rebaptisée « Neapolis » par Titus. Un vocable vite déformé en « Nablus » par ses futurs occupants arabes.

C'est aujourd'hui la très musulmane Naplouse, une ville de notables, qui connut une grande prospérité économique et financière avant la création de l'État d'Israël. Même aujourd'hui, malgré les ravages de l'Intifada, la ville a gardé de beaux restes, peu s'en faut qu'elle ne passe pour « bourge » en comparaison de Gaza. Les trafics en tous genres ont repris, les services de sécurité s'y font discrets, le grandes familles ont retrouvé le statut qui fut le leur, au mitan du siècle dernier.

 L'Histoire n'est qu'un éternel recommencement.

 Et les Samaritains, dans tout ça ? Patience, ma fille, nous y voici. Cette branche séparée du Judaïsme apparaît au VIème. siècle avant notre ère. Les Samaritains pratiquent une forme de syncrétisme, leur religion mêle des croyances de l'ancienne Mésopotamie au culte du Dieu d'Israël. À l'époque où l'apôtre Jean écrit son Évangile, ils sont méprisés des Juifs orthodoxes, qui ne leur adressent pas la parole. Ceci éclaire la parabole de la Samaritaine puisant de l'eau vive pour l'offrir au Christ, et la réaction de ce dernier à ce geste incongru.

 Il me reste encore un point à élucider. Je ne m'explique pas ce que pouvaient faire au bord de la rivière les soldats de Tsahal, ni le pourquoi de leur maraude au coeur de l'Autonomie palestinienne.

 « Élémentaire, ma chère Rose ! » s'exclame Phil, jamais pris au dépourvu.

 Mon rédac' chef se réfère à une actualité nettement plus récente que ce qu'on lit la Bible. La « ligne verte » ( celle du cessez-le-feu de 1949) ne correspond en rien à une frontière effective entre entre la Cisjordanie et l'État d'Israël.  Le territoire prétendu « autonome » vit sous occupation militaire. Le concept de « contrôle israélien temporaire » vise des zones sous souveraineté palestinienne, quadrillées par l'Armée, compartimentées au point qu'il est presque impossible de se rendre d'un village à l'autre, atomisées par les implantations de colons, les routes de contournement et les points de contrôle. Inutile de chercher la ligne de démarcation sur la carte, il n'y en a pas.

 On solde tout à « la Samaritaine », y compris les droits de l'Homme et ses libertés fondamentales.

  Quatrième pétale (en forme d'oxymore).

    Lundi 31 mai, huit heures quarante cinq, trois cent cinq rue Léon Blum. La Poste d'Antigone ouvre à neuf heures pile (avant l'heure c'est pas l'heure). Il s'agit, précise une affichette, d'un bureau certifié, reconnu pour ses engagements de service, l'accueil, la gestion de l'attente et l'accessibilité de ses automates. À la bonne heure !

 En attendant le « Sésame ouvre-toi » qui leur donnera accès à cette caverne d'Ali Baba, déserte aujourd'hui de ses quarante voleurs, les clients s'agglutinent sur le trottoir et font le pied de grue. Ils sont pressés d'entrer.

 La Poste joue en rôle irremplaçable dans le quartier. La boulangerie et le bureau de tabac exercent un peu la même fonction sociale, mais on y passe moins de temps en attendant son tour. Si ces lieux de rassemblement n'existaient pas, il faudrait les inventer. Le bureau de poste est le dernier salon où l'on cause, il faut le faire exprès pour ignorer son voisin.

 Sujet inépuisable conversation : la tramontane qui souffle à décorner les boeufs.

 « Ce vent  rafraîchit fameusement l'atmosphère, observe l'un.
  - Dire qu'on est à moins de trois semaines de l'été, soupire l'autre.
  - Au moins, en ouvrant sa fenêtre, on ne risque plus de sentir le moisi dans sa maison, observe ma voisine immédiate, une charmante vieille dame aux cheveux d'argent. Elle tient en laisse un bichon minuscule. Elle-même est si légère et si fluette qu'on a l'impression qu'une rafale peut l'emporter à tout moment. J'enchaîne :
  - Mieux vaut ne pas ouvrir les chambres et le séjour à la fois, sinon toutes les portes claquent ! Juste ciel, ce vent soulève une poussière incroyable ! »

 Sur cette remarque d'un imparable à-propos, je me tourne et cache mon visage dans mes mains pour tousser, ainsi que le  recommandent le savoir-vivre et le Ministère de la Santé.

 Neuf coups s'égrènent au  clocher miniature de l'église Dom Bosco : l'heure fatidique.

 Cerbère ouvre enfin le passage des enfers, et c'est la ruée.

 Qui son avis de mise en instance à la main, qui son paquet sous le bras, chacun se précipite à l'intérieur, et je te tire par ci, et  je te pousse par là pour arriver le premier au guichet.

 « Un peu de discipline, s'il vous plaît, veuillez prendre la file ! fait l'employé d'un ton sévère, contenant comme il peut cette marée humaine. Il ajoute, s'adressant à ma voisine :
  - Madame, vous êtes priée de laisser votre chien dehors. Les animaux ne sont pas admis à l'intérieur du bureau de Poste.
  - Qui gardera Oxymore le temps que je poste mon colis ?
D'abord, ce n'est pas un chien, mais une chienne. Ensuite, un animal de compagnie est fait pour accompagner. Ça, c'est un pléonasme.

 Je la regarde médusée. L'oxymore est le contraire du pléonasme. Cette figure de rhétorique consiste, comme on sait, à juxtaposer deux termes contradictoires (au moins en apparence). La vieille dame illustre ainsi son propos : la « guerre propre », des « attaques civilisées », des « frappes intelligentes », une « occupation éclairée », le « pacifisme armé », des « colonies temporaires indéfinies », la « variation des constantes », « cette obscure clarté qui tombe des étoiles », sont autant d'exemples pris au hasard, j'en passe. Attention ! Le fameux « silence assourdissant » d'Aragon se transforme pour la circonstance  en un « vacarme silencieux ». À l'intérieur du bureau de Poste, les clients attroupés prennent le parti de de la vieille dame. De guerre lasse, craignant des manifestations hostiles, l'employé finit par la laisser entrer avec son animal.

 Par les temps qui courent, la Poste a besoin de soigner son image de marque. Il n'y a pas qu'elle.

 Signe particulier (je ne l'avais pas remarqué de prime abord) : Oxymore porte des lunettes d'écaille à monture coûteuse, en forme de coeur. « Un bichon, c'est un coeur avec du poil autour » Brigitte Bardot a dû dire quelque chose comme ça). Je n'y connais pas grand chose, mais je suis prête à jurer que la monture est en écaille et qu'elle vient de chez Gucci. Cela donne à la petite bête un faux air de starlette. J'en oublie de m'étonner qu'il n'est pas vraiment habituel qu'un chien porte des lunettes. La vieille dame devine ma muette interrogation. Zut, encore un oxymore !

 « Normal, fait-elle. Il y a trois mois, je l'ai fait opérer de la cataracte. Depuis, sa vision s'est améliorée, mais ses yeux sont devenus plus sensibles à la lumière. Voilà pourquoi je lui fais porter des verres foncés progressifs. »

 Évidemment. Il suffisait d'y penser.

 Du coup, ma compagne s'acquiert la sympathie générale. Ceux du premier rang vont jusqu'à lui proposer leur place. Ceci qui prouve que l'humanité est plus humaine qu'on le croit. Les moins de vingt ans ont lu dans l'autobus que la station debout est pénible pour les personnes âgées. Les moins de vingt dents l'apprennent à leurs dépens.

 Un « facilitateur postal » (on n'arrête pas d'inventer de nouvelles fonctions) suggère à cette honorable cliente de sortir de la file d'attente et d'utiliser le système d'affranchissement automatique. Il lui offre même de pianoter sur les touches à sa place, « au cas où elle ne saurait pas »

 C'est justement ce qu'il ne fallait pas dire. Mamie Nova réagit mal, elle n'accepte pas d'être prise pour une vieille personne un peu gâteuse  : « C'est mal me connaître, jeune homme, que me traiter ainsi. J'ai  l'esprit vif malgré mon apparence amortie. »

 Oxys, acéré + Môros, stupide = oxymore : on n'en sort pas.

 Au final, je m'offre à servir « d'intermédiaire bénévole » (encore un titre à créer)entre le « facilitateur postal » et la cliente excédée. C'est moi qui posterai le colis. Il est soigneusement empaqueté, doublement ficelé,s ous une épaisse couche de papier d'emballage.

 Je regarde l'adresse : « Jacob Rosenthal, Hôpital général de Haïfa. »

 Cette association de mots fait tilt dans mon esprit. Je réprime une réaction de surprise et demande sur le ton le plus innocent :

 « Ah, c'est pour l'étranger ?
  - Oui, ce colis pour mon  petit-fils. Il est soldat en Israël.
  - Tarif normal ou urgent ?
  - Ce sont des zézettes de Sète, il paraît qu'elles sont introuvables là-bas...
  - En ce cas, oui, choisissez le tarif urgent. Même qu'il vaudrait mieux assurer le paquet. On ne sait jamais, dans ces pays-là...

 À force de bidouiller, en nous y mettons à deux, nous arrivons à cliquer sur la bonne case. Le prix à payer s'affiche à l'écran. Trois euros soixante douze centimes. La vieille dame glisse deux fois deux euros dans la fente avec un air méfiant.
  - Ne vous inquiétez pas, Madame, la machine rend la monnaie. »

 Dzing, dzing, dzing. Une avalanche de pièces de un centime tombe avec l'étiquette autocollante dans le tiroir de réception. De la mitraille pour la semaine. Enfin, l'essentiel est que le colis soit correctement affranchi et posté. Nous respirons. Ma nouvelle amie est rouge de confusion.

 « Je m'appelle Rosenthal, Magda Rosenthal, fait-elle. J'habite juste à côté d'ici, rue de l'Épire.
  - Enchantée, moi c'est Rose Péreille, journaliste au Réveil.
  - Je lis souvent vos articles dans le journal. Rien ne vous échappe...
[ Elle prend un air entendu ]. Vous êtes bien au courant de tout ce qui se passe, n'est-ce pas ? Je suppose que le nom de Jacob Rosenthal ne vous est pas inconnu....
  - Évidemment. Le jeune soldat franco-israélien. La Presse ne parle que de « ça ».
Les journaux ne disent pas tout. Si vous avez le temps, passez prendre le café à la maison. Disons, vers deux heures, cet après-midi. Nous prendrons le temps de bavarder.

(à suivre)


 

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