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10 juillet 2010

Aimer le ciel, par Carole Menahem-Lilin

Consigne: raconter le plaisir, plaisir modeste, quotidien, nécessaire.

Aimer le ciel…

 

Monter dans la ville. Ménager son souffle. Laisser errer ses yeux.

Certains ne supportent pas l’essoufflement, mais elle, elle a toujours préféré les rues escaladeuses, celles qui font les mollets et la patience, celles qui permettent, au détour d’un angle droit, par la faille d’un mur détruit ou la grâce d’un jardin, d’apercevoir le ciel. Monter, monter aussi raide qu’on veut, pour le plaisir du débouché, l’envol de la perspective.

 

L’envol de la perspective… Oui. En réalité, se dit-elle, elle a toujours préféré les rues escaladeuses, parce qu’elle a toujours aimé le ciel. Comme si marchait là, légèrement décalée en avant et vers le haut, une autre part d’elle : une ombre qui aurait été lumière, un besoin qui serait allé immédiatement à l’essentiel, pour devenir désir. L’adéquation, la vitesse, l’immédiateté, se mariant à la sérénité.

 

(On ne peut aller vite quand on monte. On a tout le temps de voir transparaitre la silhouette, puis se préciser le détail. Les jambes, d’abord réticentes, s’allègent, le souffle va à la tête, on ne sait plus très bien, à force de montées et de descentes, si l’on ne marche pas tête en bas, sur les mains…)

 

Sur la tête, sur les mains, en haut, en bas… Car, après la montée, viendra l’ivresse de la descente, par des ruelles en étoile de préférence, ou par la dégringolade des escaliers. Mais aussi, pense-t-elle, dévaler en roue libre une pente à vélo, freiner à l’extrême limite – se surprendre à s’oublier, à piéger la chance, imprudente. Les rues qui montent – et donc les rues qui descendent – sont les plus joueuses, lui semble-t-il. Les plus jouables. On a beau les connaître, elles fourmillent de surprises qu’on n’anticipe pas.

 

(Une transparence étendue telle un fard rose sur une façade, une citadelle de ciment, une affiche rayée, la course d’un chat, le gris-gris qui se balance derrière le pare-brise d’une auto.)

 

Elles vous relancent, par le saisissement du détail, au-delà du connu, au-delà de l’ennui, rejouent ce qui a déjà été joué. Vous inclinant, elles vous déclinent autre.

 

(Autre. Double. Comme un ciel sur l’eau.)

 

Oui, elle a toujours aimé le ciel, parce qu’il la multiplie… Amour du ciel et de tout ce qui s’y rapporte : clartés, odeurs, fumées, vents. Ce qui lui revient le mieux en mémoire des quartiers où elle a vécu, des paysages où elle est retournée, c’est la qualité de l’air, moiteur, touffeur, légèreté – et les parfums, agréables ou repoussants selon le contexte et l’humeur, mais les parfums, parce qu’ils traduisent une imprégnation, dessinent une géographie aérienne sur la peau, respirent dans votre vie.

 

(Ses septembres d’enfant : feux de jardin, poussière de craie et effluves de passé, arrière-goût très sec de l’été, balayé de gifles humides. Cela la consolait presque de la rentrée, de la cour où elle contemplerait le ciel à l’intérieur d’un quadrilatère en pierre de taille).

 

Oui, elle a toujours aimé le ciel. Mais, inclination innée ou adaptation à la nécessité, le ciel de préférence entravé, celui des villes, celui qui se reflète dans le haut des fenêtres, les transformant en paradis baroques, celui qui essaime des perles inattendues dans le caniveau, des petits bouts d’infini sur les pare-brise.

 

A onze, treize, quinze ans, quand il lui prenait des envies d’horizon elle allait regarder le ciel sur le pont qui enjambait les rails ferroviaires, et c’était au crépuscule comme d’allumer toutes les voies de l’incendie : c’était, tandis que tournaient, comme affolés par l’annonce de la fin, martinets et hirondelles, c’était, entre le ciel et elle, un illicite secret, un vertige permis.

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