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16 octobre 2010

Alfred, par Jade80

 - La seule solution c'est la fuite, avait assené Thibault.

 Alfred était d'accord avec cette vérité mais éprouvait quelques difficultés à l'accepter. Pourtant, un jour, il se leva, enfila ses chaussures, prit quelques affaires et partit. Enfin.

 Alfred se demandait avec curiosité si dans d'autres pays, sa taille, son visage, et son langage évoqueraient chez ses interlocuteurs étrangers des jugements différents que ceux qu'il avait l'habitude de recevoir jusqu'ici. Il souriait à l'idée d'être abordé comme un vulgaire plouc par des paysans chinois alors qu'il était perçu chez lui comme une sorte d'égérie du chic aristocratique.  

 - Peut-être n'ai-je pas besoin de me vêtir différemment, songeait-il en longeant des routes sans fin, peut-être faut-il juste que je vive loin de chez moi.

 Il traversait plusieurs régions et pays, tout en méditant à ses rêves d'avenir. Un avenir où son apparence ne le tromperait plus. Il attendait que le moment vienne. Il savourait cet instant futur où il poserait son sac et observerait tranquillement autour de lui. Il imaginait les individus qui regarderaient ce petit homme étrangement fagoté, le menton dressé vers le ciel pour mieux regarder ses semblables. Il demanderait sa route dans un dialecte approximatif et ses interlocuteurs plaindraient son illettrisme. Alfred souriait en marchant, l'avenir lui tendait les bras.

 

 Bien avant d'avoir le courage de partir, Alfred était quelqu'un d'autre aux yeux du monde extérieur. De son monde. Il était un jeune homme menu et frêle. Se tenant droit avec un port de tête altier, toujours légèrement incliné vers le haut. Fils de bonne famille aux manières appropriés, au verbe aiguisé et aux vêtements onéreux, il avait tout du parfait petit girondin. En apparence seulement.

 

 Alfred suivait un sentier perdu dans une immense plaine, son périple l'avait amené jusqu'en Mongolie. Seul depuis plusieurs semaines, il pensait désormais souvent à voix haute et se remémorait les nombreuses et non moins savoureuses conversations partagées avec son cousin.

* Je les déteste. Ils s'écoutent parler et en oublient l'essentiel: écouter les autres. Mais sacrebleu comment peut-on être aussi sot et se croire aussi brillant? Les personnes qui se croient intelligentes ne le sont pas, avait-il avancé avec certitude.

Ce à quoi son cousin Thibault avait acquiescé à sa manière:

* Oui et puis moins tu parles, moins tu dis de conneries!

 Alfred songeait qu'il préférait la compagnie des gens qui n'appartenait pas à son milieu. Celle des compagnons sans bijoux, châteaux, chevaux ou idées préconçues et consensuelles. Celle des gens qui n'avaient pas reçu les mêmes codes lors de leur enfance. Il avait toujours été fasciné par les excentriques, les artistes et les paysans. Les étendues de terre qui l'entouraient confirmaient son sentiment de n'être que peu de chose. Les manœuvres politiques qu'il rencontrait quotidiennement au sein de son entourage lui semblaient encore plus fades et dénuées d'intérêt dans ce contexte.

 En écoutant son cousin s’épancher sur les vertus de la ruralité, Thibault ne manquait pas de lui taper dans le dos avec sa vigueur habituelle.

 - Ah les hommes et les femmes de la terre, y'a que ça de vrai! hurlait souvent Thibault tout en massacrant les côtes d’Alfred avec affection. Ce dernier rêvait souvent d'être à l'image de Thibault: gros, donc forcément sympathique aux yeux du monde.  

* C'est tellement facile pour toi, tu souris tu as l'air jovial. Moi quand je souris, je vois les lèvres des gens se courber légèrement et leurs sourcils se plisser, comme si ils n'osaient pas me rendre mon sourire entièrement, comme s'ils craignaient que je leur vole.

Ce jour là, Thibault avait préféré s'abstenir de surenchérir. Mais il préparait sa bombe. Qui explosa au début de l’été, peu avant le départ d’Alfred. Ils discutaient ensemble sur une place au bord d'une fontaine. Alfred avait les mains posées assez négligemment dans ses poches pour que la pose lui confère l'élégance d'un nanti.

* Regarde-le ce petit bonhomme, soufflait une dame âgée à une de ses amies, tu vois comme il est fier, on dirait qu'il fait le beau!

Alfred se tourna vers Thibault avec dépit. Thibault le remua:

* Oublie! Enfin ce sont des vieilles bonnes femmes qui n'ont que ça à faire...

Alfred baissa la tête, comme si elle devenait soudainement pesante.

* Rien ne change, souffla t-il tristement, rien ne change...

* Que veux-tu que j'y fasse? avançait-il à Thibault. C'est ainsi, il faut se faire une raison...

* Bon dieu Alfred, tu vas me faire le plaisir de te secouer un peu la machine à vapeur! Qu'est-ce que ça veut dire cette résignation?

* Mais enfin tu ne vois pas que je suis exténué à force?

* Ben c'est pas une raison, reprit Thibault.

* Comment cela, ce n'est pas une raison?

Alfred avait les sourcils froncés et le visage bien plus dur qu'à l'accoutumée. Thibault comprit que ce n'était pas anodin. Il attendit qu'Alfred parlât.

* Mes équipiers qui veulent absolument que je galope et inscrive des essais alors que j'adore le contact!

* D'accord...quoi d'autre encore? interrogea Thibault sur un ton de provocation.

* Tous ces soi-disant émérites et intègres politiciens qui me prennent pour un des leurs!

* Tu bois du champagne et mange des petits-fours en pensant à autre chose. Quoi d'autre?

* En me retenant constamment de leur asséner le fond de ma pensée! Je n’en peux plus d’être qui je parais.

* Mais encore ? Quoi d'autre mon brave?

* Mais enfin Thibault, quoi d'autre? se mit à crier Alfred excédé. Tout! Tout le temps! Partout, constamment!

* A tes souhaits.

Alfred se figea, au bord de l'implosion. Il regarda un instant Thibault, se demandant si son cousin jouait avec ses nerfs.

* Ecoute... Ce n'est pas le moment de plaisanter...

* Soit. Je résume: tu es en train de me dire, pardon de hurler dans mes oreillons, que malgré tous tes efforts, tu ne trouves pas de solution à ton problème. C'est bien cela?

* …

* Tu as, semble t-il, au vu de ton agacement, tenté le tout pour le tout et rien n'a satisfait tes exigences. Nous sommes toujours d'accords?

Alfred le fixait, attendant la sentence.

* Alors la seule solution, c'est la fuite mon ami.

Thibault souriait. Visiblement content de la grenade qu'il venait de dégoupiller.

 

 Aujourd'hui, Alfred était arrivé à la croisée des chemins. En Mongolie comme dans sa vie, il devait s'affirmer pour devenir celui qu'il aspirait à être et non pas celui que tous voulait fabriquer. Une question demeurait cependant: quelle route allait-il prendre?

 

 

 

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