Poiscaille, par Jade 80

POISCAILLE

Proposition d'écrite: Essayer de créer un personnage aux antipodes de soi-même. Parler à la première personne et introduire le texte par une question.

« A quoi réfléchissent les poissons rouges quand ils tournent dans un bocal? »

 Je ne suis pas du genre bavard et j'adore poser cette question en société. Elle possède l'immense mérite de couper la chique à tout le monde, ce qui me fait beaucoup rire. Cependant, je le cache toujours, sinon je perds tout le plaisir d'observer la surprise de mes compagnons!

 J'aime tester les gens et mes silences jouent largement en ma faveur. Rassurez-vous je ne suis pas un méchant bougre. Mais j'avoue que je prends un malin plaisir à guetter les sourcils dressés occasionnés par mes contre-pieds verbaux.

 La vie n'est pas vraiment drôle alors je tache de m'amuser comme je peux. Liliane ne va pas mieux. Elle vomit encore tous les soirs et ses crises de tremblement sont de plus en plus fréquentes. Je l'aide au quotidien, c'est bien normal. J'essaie de ne pas penser à la tristesse que me cause la souffrance de ma bien aimée. Encore moins à la forte probabilité qu'elle me quitte prochainement.

 Les enfants sont grands et habitent aux quatre coins du pays. Il est devenu quasiment impossible d'aller les voir avec la maladie de Lili. Mais ce sont de bons petits, enfin petits... je me comprends...Ils ont presque la cinquantaine mais ça reste quand même mes petits. Mes petiots. Ils viennent plusieurs fois par an nous rendre visite. Faut dire que c'est pas facile, à Brest on est loin de tout. A part l'océan. Heureusement qu'il est là d'ailleurs, c'est grâce à lui que que je parviens toujours à noyer mes tristes pensées. Un petit tour sur le port et je reviens revigoré. Il faut admettre que la gnôle au bistrot joue aussi son rôle, j'avoue.

 Donc, reprenons, à quoi pensent donc ces foutues bestioles quand elles tournent dans un bocal?

 Le mieux c'est de lancer cette phrase au début des dîners. Les gens n'ont pas encore bu et ne sont pas encore assez détendus pour éclater de rire devant l'absurdité de la situation. Ils ne savent pas si je suis sot, fou, atteint d'Eilzeimer, ou réellement intéressé par la réponse. A ce moment, ils demeurent incrédules et je trouve touchant et révélateur d'épier leurs comportements quand je termine d'évoquer l'interrogation savante. Certains masquent leur gêne par un sourire forcé, en cherchant un regard d'approbation. D'autres ne cachent pas du tout leur désarroi, ce sont les plus marrants à mon goût! Mais aussi les plus touchants car je les trouve plus naturels...Et j'aime ces gens. Encore plus depuis la maladie de Liliane, au moins ça permet de faire facilement le tri...

 C'est vrai je ne vous ai pas encore précisé que l'un de mes plus grands problèmes est d'être riche. Mais j'ai bien peur que vous ne me croyiez pas ou que vous pensiez que je suis un ancien enfant gâté devenu papi gâteux. Je suis certes un peu malicieux, joueur et j'admets que je regarde encore les jeunes femmes aux formes affriolantes avec des réactions parfois inespérées... A ma grande joie toutefois. Mais je ne suis pas encore un papi gâteux... Enfin, je ne crois pas... Du moins je n'espère pas... Bon bref. Je sais que j'ai encore la lucidité de vous confier ceci: être riche n'est pas la meilleure chose qui puisse vous arriver, croyez-moi. Cela peut même devenir une malédiction, je vous l'assure. 

 Je crois que je m'emmêle un peu les pinceaux: je ne sais plus trop si je dois vous raconter en premier comment la fortune m'est tombée dessus, vous décrire les têtes interloqués et les réponses incohérentes de mon entourage quand je pose ma question des poissons rouges, la situation de mes petiots et de leurs petits petiots, la femme merveilleuse qu'est Liliane face à la maladie et la femme merveilleuse qu'elle était déjà avant, qui je suis, etc, etc. En fait, je sais que dois vous raconter ma vie, je DOIS vraiment le faire, c'est important, mais je ne sais pas dans quel ordre, ni vraiment comment.

 Il est peut être possible que je commence à perdre la boule un tout petit peu... Donc il est vraiment temps que je m'y mette et que je vous raconte mon histoire. Que je vous conte mes amours, mes joies, mes choix, mes erreurs, mes regrets et tout ce qui va avec. C'est important. Pour moi, mais aussi pour vous je pense. Alors concentrez-vous maintenant et écoutez bien la voix du sage car il ne parle pas souvent et quand il parle ce n'est pas pour rien dire.

 Sauf quand il pose la question des poiscailles évidemment !