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19 février 2011

Au bout du chemin, par Jacqueline Chauvet-Poggi

AU BOUT DU CHEMIN

 

(paroles en situation)

 

 

En l’observant attentivement on pourrait penser à Bogart. Même silhouette d’homme mûr, gabardine ceinturée couleur mastic, cigarette au coin de la lèvre. Mais qui songerait à l’observer ? Il n’a rien qui attire l’attention, un visage passe-partout, un regard éteint, aucun signe vestimentaire accrocheur, sinon ses chaussures Berlutti qui expliquent peut-être sa présence dans ce bar d’hôtel luxueux où il n’y a pour l’instant qu’une autre personne.

 

D’ailleurs, elle ne l’a pas remarqué tout de suite. Elle paraît faire des efforts pour contenir une fébrilité manifeste. Cette attitude agitée contraste avec son apparence : une quarantaine bien entretenue, des habits haut de gamme sans une faute de goût, des accessoires, sac et bijoux, en harmonie. Comment deviner qu’elle vient de vider les comptes de son mari, d’acheter un billet pour fuir loin, très loin, dès ce soir, à une heure qu’elle attend avec impatience.

 

Il l’observe depuis un moment et n’est pas surpris quand elle lui demande de lui passer le journal qui est là, sur la table. Il le lui remet avec une esquisse de sourire et en baissant les yeux comme pour accentuer son insignifiance. Il croit bon de préciser que ce n’est pas la dernière édition et qu’il n’y a rien de bien nouveau. Elle répond que ça ne fait rien, c’est juste pour passer le temps. Il voit bien qu’elle ne lit que les titres et tourne rapidement les pages, revient en arrière sans cesse.

 

 Elle sent son regard, lève les yeux et lui demande l’heure exacte tout en secouant sa montre. Aimablement, il soulève d’un doigt sa manche, découvrant sa Rolex : Voyez vous-même, dit-il. Il constate un petit clic dans ses yeux. Elle le parcourt du regard de la tête aux pieds, s’attarde sur ses chaussures, revient vers son visage avec, semble-t-il, l’envie d’entamer une conversation. Par exemple, elle voudrait savoir s’il a remarqué un changement dans ce bar depuis quelques semaines. Il ne peut le dire, il n’y vient pas souvent. Elle fronce les sourcils pour chercher dans ses souvenirs où elle a déjà vu cet homme. Peut-être connaît-il le Docteur Maurin ? Non, il ne le connaît pas, d’ailleurs il n’est pas d’ici. Elle insiste et confirme que son visage lui dit quelque chose. Il sourit imperceptiblement et fait un geste vague en disant que ce serait étonnant car on ne le remarque ni ne le reconnaît jamais.

 

Elle se détourne légèrement, en proie à une intense réflexion. Elle est persuadée de l’avoir croisé ailleurs, plusieurs fois peut-être. Et puis cette manière de vouloir à tout prix se fondre dans le décor….. Et si son mari la faisait suivre ? N’est-ce pas lui qui est sorti de la banque en même temps qu’elle? Il faut qu’elle le fasse parler un peu plus. Alors elle demande combien de temps il faut pour aller à l’aéroport. Il répond qu’avec la circulation il faut une bonne heure. Elle est saisie d’angoisse. Elle ne doit absolument pas manquer l’avion. Elle n’aura jamais la force de tout recommencer. Il lui faut un taxi immédiatement. Elle se lève brusquement, il se lève aussi et lui propose de l’emmener, sa voiture est juste en face.

 

L’heure avance, elle s’affole un peu. Après une légère hésitation son impatience l’emporte, elle accepte. Il la précède vers la sortie, tient ouverte la porte pour la laisser passer.  Sa voiture est là, voyez vous, la Jaguar grise de l’autre côté de la rue. Elle court presque. Il interroge, vous n’avez rien oublié ? Elle dit que non, que c’est gentil de s’en préoccuper.

 

La voiture démarre, souple et silencieuse et s’insinue dans la circulation. Il conduit bien, sans à-coup ni secousse, il est concentré, il parle peu. Tout de même il s’enquiert de l’heure exacte de l’avion et conclut qu’on y arrivera s’il prend un itinéraire plus direct dont il a l’habitude. Elle ne dit rien, elle n’a plus de temps pour la méfiance. Elle se laisse aller sur le dossier et ferme les yeux, plus détendue que tout à l’heure.

Quand elle les ouvre, ce n’est plus la ville mais une route de forêt bordée d’arbres que la nuit assombrit. Elle s’étonne un peu, mais pour ne pas le froisser remarque que c’est un raccourci qu’elle ne connaît pas et qui a l’air très astucieux.

Ce n’est que lorsque la Jaguar s’engage sur un chemin de traverse et s’arrête au cœur d’un petit bosquet très dense qu’elle sent la terreur l’envahir. Elle crâne et veut qu’il lui dise qu’il s’agit d’une erreur d’orientation, d’une panne, n’est-ce pas ? Elle est tétanisée et n’a pas la force de résister quand il la fait descendre de la voiture. Elle ne peut que balbutier : où somme-nous ? Et ses oreilles tintent quand elle entend comme réponse : au bout du chemin.

 

Elle tremble. Elle ferme les yeux avec force pour nier la réalité qu’elle ne veut pas voir. En un éclair, des images fulgurantes se bousculent sous ses paupières : une mariée en robe blanche, un homme en tenue de sport, un salon illuminé, des toilettes et des bijoux, une femme qui sanglote sur un canapé luxueux dans une maison vide, des amants inutiles, le guichet de la banque et son préposé étonné, un avion qui décolle….Elle serre contre elle son sac à rêves de fuite et c’est dans une ultime crispation qu’elle reçoit la balle mortelle qui lui transperce le cœur. Puis elle s’effondre comme une poupée dégonflée.

 

Il s’étonne tout haut d’une voix satisfaite qu’elle n’ait pas crié. Il arrache le sac des mains mortes, y prélève l’argent liquide en murmurant que ça complètera ce que le mari lui a déjà versé. Il retourne vers la voiture, s’assoit sur le siège, sort un mouchoir et nettoie ses Berlutti de la terre et des feuilles écrasées. Il ferme la portière, boucle sa ceinture et prend le volant.

Souple et silencieuse, sans à-coup ni secousse, la Jaguar s’insinue dans la circulation.

Jacqueline, février 2011

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