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21 juin 2011

La boudeuse, par Michelle Jolly

 

« La boudeuse »

 

« Pourrais-tu remettre une bûche dans le feu Adrien, j’ai les mains et les pieds gelés ! » Sophie s’écroule comme une masse dans le vieux club rouge. Roman, crispé,  loin du feu, s’est installé sur une petite table pour écrire. Adrien dépose des buches dans le foyer, et se rassoit, son livre sur les genoux, il regarde Sophie qui fixe le plafond,

 « Ta promenade a été courte, ma toute belle, l’automne ici est frais et le soir vient vite ; avez-vous bien fermé la grille Roman et toi ? Les chiens pourraient s’échapper… »

« Ils se sont encore disputés ces deux là, pense t-il, elle fait la moue, agite les doigts, j’aimerais la réconforter, lui dire que se n’est pas important, mais, pour elle tout ce que dit Roman est important…

..Sophie ma rebelle, ma sauvage,

Sophie qui me raconte ses malheurs, qui me prend pour  un frère ainé ?  un confesseur ? Sophie que je voudrais prendre dans mes bras et ne plus lâcher ; elle ne me voit pas, ne m’entend pas, ni mes yeux, ni mes paroles ne l’atteignent.

*


Elle est entrée dans ma vie comme une tornade, un été, je revenais d’Asie avec Roman, nous y avions travaillé pour le journal ; elle, rentrait d’un voyage au Cambodge, foyer étudiant, trekking, elle croulait sous son sac à dos, rayonnant de jeunesse, de santé, de beauté. Elle parlait, parlait, j’écoutais, amusé, par sa curiosité, son enthousiasme, sa naïveté parfois.

Nous sommes arrivés à Paris tard dans la nuit, Roman la raccompagna ; je tentais plusieurs fois de la revoir, elle n’était pas disponible ; le mois suivant, Roman m’annonça qu’il « sortait » avec elle, il souriait, complice, ajoutant qu’il la trouvait drôle et gentille..  Je reçus ça comme un coup au foie !

Nous nous sommes revus, elle me prenait pour le copain de service, s’accrochant à mon bras, me confiant ses humeurs.

Je me suis éloigné un moment, une courte aventure, mais je suis vite revenu, et voilà des mois que je leur ai ouvert ma maison « La boudeuse « à Grenville, nous y passons quelques weekends ensemble, Roman écrit, Sophie attend qu’il la regarde, s’occupe d’elle ; je guette ses yeux, lui souris, prends sa main, parfois elle me répond en haussant les épaules l’air de dire : « C’est comme ça »,  je serre les poings.


 *


…..La nuit est tombée ; s’étale, bleue, aveugle, engourdissant la nature qui veille ; dans le salon chacun s’est installé, Adrien a repris son livre, Sophie s’abandonne au crépitement du feu ; Roman rature, écrit, puis s’arrête.

Les heures passent, en partant se coucher Adrien a dit : « C’est bientôt les vendanges, cette année j’ai envie de rester ici quelques semaines, bonsoir vous deux à demain.. »

Ils l’ont à peine écouté, Roman s’est remis à écrire, Sophie l’observe…

« Pourquoi ce long voyage ? Partir si loin ensemble ?

Est-ce qu’il t’arrive Roman, de me regarder autrement qu’en tant que petite amie du weekend ? se dit-elle tristement. Depuis un an que nous nous retrouvons chaque semaine, tu n’as cherché ni à suivre mes gouts, ni à devancer mes désirs, j’ai accepté de partager pour être avec toi des moments parfois sans intérêt, tu n’as pas fait un pas vers moi ; pourquoi ce constat m’écorche t-il encore ?quelle place ai-je dans ta vie ? »

Elle secoue avec les pincettes les braises du feu, se lève, se dirige vers la porte pour monter dans sa chambre, fait demi tour, va embrasser Roman qui ne bronche pas, mais dit : « Demain on part avant 9 heures, ne traine pas ! »

Et elle sort.

 *


…..Soleil pâle, à peine huit heures, odeur de café, Sophie a peu dormi, un bol à la main, elle regarde le jardin ; Adrien, suivi de ses chiens entre dans la cuisine, « Ça va être long, deux ans sans toi », dit-il d’une voix basse en la regardant.

Elle sent son regard derrière elle : ça peut être tellement chaud, enveloppant, tendre un regard ! Sans se retourner elle attrape la craie et l’ardoise suspendues  pour les courses du jour, elle écrit :«  Salut, Roman, bon voyage, Sophie »  - la place sur la table.

Et, en se retournant :

«Adrien, j’aimerais aller avec toi promener les chiens, loin, très loin, je  peux rester pour les vendanges ? »


 *


…« Combien veux–tu de mouillettes ? »lui demande-t-il après cette promenade d’où elle rentre affamée ; il coupe lentement une large tranche de pain, ses belles mains, précises, habiles, s’attardent sur la taille régulière d’étroites bandes de mie blanche et légères…

Elle s’est sentie comme portée, durant cette longue marche, l’air était piquant, les chiens faisaient d’incessants va et vient entre leurs jambes et le bout du sentier, le bras d’Adrien tenait ses épaules, le silence était habité par sa chaleur toute proche.  Il lui semblait quitter des sables mouvants, un peu perdue, en marchant ils ont peu parlé, elle n’essayait pas d’analyser ses sentiments, ses rancœurs, ses envies ; seule cette présence, sorte d’abri où elle se réfugiait, lui semblait importante, à ce moment-là, elle était en harmonie.. Ils sont de retour, elle a faim, il a mis les œufs à cuire, taille le pain, et elle ne sait pourquoi, le mot « mouillettes » a ramené en elle des souvenirs en éventail….

 *

« J’étais à Bruxelles ,il y a  deux ans, je ne connaissais ni Roman, ni Adrien,  c’était Ludovic que j’accompagnais, ami d’enfance, puis compagnon,  il était créateur de parfums, et participait à un stage en Belgique travaillant sur les diverses senteurs des roses anciennes, spécialité de la petite ville de Brunehaut.   

Je vivais dans son sillage, curieuse de cette minutie à chercher les subtilités des odeurs, les mélanger, les doser, en imbiber avec soin de petits papiers  qu’on appelle « mouillettes » !

Ludovic me plaisait, mais il était si sérieux, si absorbé, en quête de la nouveauté olfactive qui allait le classer comme un « nez » international. Il vivait entouré de petits carnets où il prenait des notes : gingembre : parfum frais, aquatique, cèdre de l’atlas, camphré, pour homme ; safran : l’or rouge, voluptueux, ne pas mélanger avec …... Bergamote associé au jasmin : excellent ; chercher la note sucrée, ne pas oublier….

Moi, il m’oubliait, j’étais son public, mais j’attendais autre chose, je m’étiolais, j’avais aussi mon parfum, mon originalité, enfin je le croyais, et c’est quand il rentra en France, son stage terminé, quand il m’écrivit : « Tu verras ici, ces odeurs de menthe sauvage, de citrons, et de lavandin » que  je compris que je n’avais pas envie de passer ma vie avec seulement un « nez », même s’il était devenu célèbre..

Puis j’ai rencontré Roman qui ne songe qu’à écrire…….


 *


…..Les chiens se sont endormis sous la table, Adrien rentre le bois, la journée est belle, fraiche. Sophie se lève, lave son bol, aperçoit l’ardoise du matin où ses mots sont effacés, à la place Roman a écrit : »bonne chance, vous deux » de son écriture petite, serrée, économe.

« je vais me remettre au travail, pense-t-elle, un roman américain, les années 30, histoire du jazz, une traduction fourmillant d’anecdotes, Adrien va m’aider, il connait cette période comme sa poche. »

 

*


Il s’est assis devant le feu, tisonne les braises et la regarde en pensant : »elle a cessé d’agiter ses doigts, elle va mieux » ; il sent qu’elle veut rester, quelques jours, semaines, il se fera tendre, la consolera, trouvera des chemins pour que l’oubli s’installe, il sait qu’ils resteront souvent, après l’amour, lovés l’un contre l’autre à chercher le moyen de prolonger, de fixer l’instant si précieux, l’instant où l’on semble être en accord, mais il sait aussi qu’elle le quittera,  comme ça, un jour, elle aime se cogner à ses rêves.

Alors il prend son livre, regarde les pages sans lire, et attend qu’elle pose, enfin sa tête sur ses genoux…

 

 

 

 

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