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16 décembre 2011

C'est le bordel (1), par Chantal Joanny

1

chantalcosta rica 1015C'est le bordel: Stéphanie aime.

le bordel c'est la vie,

le bordel c'est tout ce qui déborde incontrôlable,

un bordel se définit par des repères, à des frontières.

 

C'est le bordel dans la rue, cette rue qu'elle a photographiée au mois d'août,

là le bordel se définit par rapport à des liserés, à l'encadrement de la photo,

il se termine donc quelque part à la limite du regard et pourtant si l'on plonge dedans on ne voit pas tout ça, dit Stéphanie, détaillant ce cliché pris à Paniya à l'intention de son fiancé Léaud.

Celui-ci regarde, il voit la rue, la limite du trottoir, le long mur de la boutique, les fenêtres avec des barreaux, l'entrée du magasin, libre, ouverte, y a-t- il une porte? on ne la distingue pas, les couleurs clinquantes des torchis, le bleu, le jaune, sont meurtries par endroits, érodées par les pluies, les frottements des guidons de vélos, les éraflures des enfants, les coups de pied rageurs, les canettes jetées, les drames de la vie... Connaissant Stéphanie, elle a dû aimer l'endroit, pense Léaud qui attend un geste tendre de sa part. Elle, reste rivée sur l'image, ballet immobile, le père, le grand-père, assis, plus loin, la grand-mère, ses filles et leurs petits. En attendant le bus, le taxi, le voisin qui les ramènera à leur case, les enfants scrutent la caverne aux merveilles à travers les tiges métalliques barrant les ouvertures: des monticules de chaussures et autres articles à vendre en tout genre. Les aînés quant à eux, restent là impassibles, le temps ne ronge pas leurs sachets en plastique, précieux biens ou prétextes à la sortie, toutes les générations semblent rejouer leur vie dans cette rue, instant figé dans l'appareil de Stéphanie.

 

Mais son point de vue est-il le vrai? se demande Léaud quand elle répète: « Le bordel c'est la vie ». C'est dans son bagage tout ça, et son sac vient d'ailleurs, il est déjà rempli et bien rangé; son regard, ses pieds ont foulé un autre sol, la sève qui l'a nourrie est d'un autre arbre, d'une autre intensité, d'une autre humidité.

Léaud la regarde qui écarquille les yeux, elle ne contemple plus la photo, elle est dedans... puis il la voit pâlir, il ne comprend pas pourquoi. C'est que pour Stéphanie, le souvenir de l'agression s'impose à présent.

 

Stéphanie sous la pluie, éclaboussée, rentre dans la jungle de la rue, le bordel a ses règles, le bordel s'accroche, elle ne peut plus avancer, les yeux perlés de cheveux ruisselants, des voix, des cris, des susurrements, des hurlements l'empoignent, le bordel l'envahit.

Elle est dans la même rue pourtant, celle de la photo, quelques minutes après. Elle écarquille les yeux, interroge, les regards se répondent au-dessus d'elle, ils semblent là par hasard et reviennent vers Stéphanie

et Stéphanie aime la vie

et elle ne les reconnaît pas,

et soudain elle est par terre.

La photo tombe: Stéphanie l'a lâchée.

Que t'arrive-t-il? demande Léaud, tu es pâle..

Stéphanie raconte ce qui s'est passé à cet endroit précis: quand elle reprend conscience, son cœur rugit dans ses tempes, cogne sa boîte crânienne, est-elle défoncée? du sang file doucement de ses doigts caressant ses cheveux entremêlés, c'est le bordel dans sa tête.

Intrigué un attroupement l'encercle, le sac a été arraché, Stéphanie dévalisée!

Le contenu dispersé agonise parmi les détritus, elle aussi. De solides mains la relèvent, boue collée sur les bras, sa robe pleure la poussière et les cailloux. La rue s'est vidée, les gens ont repris leurs soucis, se sont posés un plus loin, puis tout revient dans son immobilité transitoire, sans traces..

 

Le bordel c'est la vie. C'est la blessure aussi.

C'est Léaud qui est pâle maintenant. Il ne savait pas, Stéphanie au téléphone n'avait rien dit. Il l'imagine après, le lendemain de la photo.

 

Stéphanie sur le vol du retour, parmi les sièges bien alignés, s'est tassée. L'hôtesse passe dans les rangées, vérifie si les bagages sont bien arrimés, tire sur sa jupe en s'asseyant sur le strapontin qui lui est destiné.

Stéphanie boit un whisky et s'endort. Dans sa tête s'agitent les souvenirs. Elle écarquille les yeux dans son sommeil.

 

Le soleil se lève par le hublot, le bordel se dissout, survolant les nappes rougeoyantes.

 

On sert les petits déjeuners, les couvertures traînent, les casques audio distribués par la compagnie jonchent le sol ainsi que canettes, poches plastique, tubes de dentifrice évidés, cache-lumière piétinés, les extraits de parfum fleurent les 12h de vol accumulés, chacun se redresse sur son siège, reprend de l'allure et, la tablette décrochée du siège qui la précède, goûte le croissant emballé, « café ou thé? » demande le steward en uniforme, il semble frais lui aussi comme ses pains, chacun défend sa part de beurre, y en a même qui en voudraient plus, le bordel est sous couvert.

« Dans quelques minutes nous allons atterrir... »

Les passagers s'agitent, l'avion s'immobilise, ils récupèrent leurs biens dans les placards au-dessus de leurs têtes, le long des allées c'est la cohue, ils se pressent vers la sortie, Stéphanie reste sur son siège puis à son tour se lance dans l'allée, ses pieds heurtent la revue de la compagnie qu'elle avait feuilletée à son départ, photos enchanteresses de paradis lointains, villes et filles léchées, parfums de luxe, articles de marques, hôtels flamboyants.

Mais la rue qu'elle a vécue?

Suite au prochain épisode... Photo de l'auteure


 

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Commentaires
E
Une grande force transparait de ce texte écrit avec justesse...<br /> J'admire ton style fait d'une succession de phrases courtes qui nous emportent dans l'émotion, et qui arrive à scander avec force le déroulement des événements... Bravo !<br /> J'attends avec impatience la suite !
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