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21 janvier 2012

L'exil, par Joelle Saltel (2)

pour lire l'épisode 1

Après m’avoir croisée deux ou trois fois dans l’escalier de la maison, tu t’es décidé à me parler et tu m’as demandé depuis combien de temps j’habitais l’immeuble.
Nos regards se sont rencontrés, il me semble que j’ai un peu rougi.
J’avais peur, je ne sais pas de quoi ce qui était étrange comme sensation. J’étais traversée par d’intenses émotions qui me débordaient.
J’avais surtout appris les interdits, c'est-à-dire tout ce qu’il ne fallait pas faire… La sexualité était un royaume inaccessible.
Ma mère m’avait souvent répété qu’il fallait que je me méfie de la méchanceté des hommes, de leur perversité...
À  cette époque, je croyais en Dieu, j’avais des images, des icônes qui m’accompagnaient. J’étais une jeune femme entière, idéaliste et je pensais que l’amour ne pouvait être que total, fusionnel, qu’il allait remplir ma vie. Que je n’appartiendrais qu’à un seul homme.
 
Pour le moment, l’important était d’avancer coûte que coûte. D’aller vers cet appel de la vie. De te rencontrer, d’aller vers toi.

**

Nous nous sommes aimés. Tout allait bien. Tu étais mon premier amour et je t’aimais de toutes mes forces, passionnément, totalement.
Jusque là, rien d’autre n’avait existé à part le malheur, le mien, celui des autres.
 Tu étais alors ma seule vérité. J’apprenais à ne plus avoir peur, dans tes bras je me sentais naître une force nouvelle, inconnue jusqu’alors.
Tu étais né à Paris et ton accent m’amusait, cette gouaille te donnait un charme un peu voyou que tu utilisais pour « emballer » tous ceux qui t’approchaient. Tu étais un séducteur, tu aimais plaire et faire tourner les têtes…des femmes. Mais nous étions très amoureux, c’était le début du bonheur, il n’y avait pas encore d’ombre. Je découvrais le plaisir, la jouissance d’être une femme, la tendresse de tes étreintes.
Tu n’avais pas beaucoup travaillé jusqu’à notre rencontre. Des petits boulots à droite à gauche. Tu jouais au poker des nuits entières dans les bars à Ménilmontant et tu « jonglais » avec les fins de mois. Tes parents te donnaient un peu d’argent, ta mère t’adorait car elle t’avait eu très tard. Tu étais romantique, aventurier, libertin et noceur.Tu avais vécu en ménage à plusieurs reprises toujours avec de très belles femmes à tes dires….Une fois, tu as failli être condamné pour proxénétisme car tu n’avais rien trouvé de mieux que de cohabiter avec une femme qui faisait le « commerce de ses charmes » de temps à autre. Toi et la morale, ça faisait deux…

Evidemment, j’arrivais d’un autre univers, j’avais tout à apprendre.
Je m’amusais beaucoup auprès de toi, tu me séduisais sans cesse. Tout en toi me plaisait, ton corps vigoureux et agile et même cet air  un peu dur que tu te donnais quelquefois.
Tu as trouvé un travail dans une entreprise de peinture.Tu livrais d’énormes bidons sur les chantiers. Je te revois avec ta salopette bleue faisant rouler ces énormes  tubes métalliques sur le bitume. C’était un vrai labeur mais tu ne te plaignais pas.
Pourtant c’était la première fois que tu avais un emploi. Nous partions en vacances au bord de la mer, on campait, on se baladait en voiture, une petite quatre chevaux que tu avais achetés. J’entends encore les airs que tu  sifflais en conduisant. Tu aimais beaucoup Montand.
Moi, je fumais mes gitanes en souriant, confiante.

**

Le temps a passé. Nous nous sommes mariés. Puis nous nous sommes installés pas loin de ta famille. Tout proche de ton frère, de sa femme et de ses 2 filles.
 Je n’ai pas compris pourquoi tu as voulu que je quitte mon travail.Tu voulais un enfant, nous étions ensemble depuis 2 ans.
Je restais toute seule, je ne savais pas quoi faire de mes journées.Ton frère était omniprésent et surveillait tout ce que je faisais. Plusieurs fois, je l’avais surpris à m’épier derrière la porte lorsque je sortais. Il me regardait d’une drôle de façon qui me mettait mal à l’aise, avec son sourire prédateur. Au début, je n’y attachais pas d’importance. Je l’évitais tout simplement.

Je détestais ta belle sœur ainsi que ses filles et des disputes éclataient de plus en plus souvent. Elle et son mari ne parlaient que d’argent. Cette avidité pour les choses matérielles me dégoûtait. Elle s’affublait de son manteau de fourrure et jouait à la bourgeoise endimanchée.
 À ce moment- là, je t’ai confié mon malheur, je t’ai dit ma peur.  Je te murmurais :
 «   Il faut partir d’ici, il faut aller ailleurs sinon je vais devenir folle. »

Tu n’entendais rien mais je sentais ta colère le soir lorsque tu rentrais, les poings serrés dans les poches de ton blouson bleu.
Je sortais parfois l’après- midi, j’avais gardé quelques contacts avec des connaissances, des collègues de boulot de l’époque d’avant notre rencontre.
J’essayais de me distraire un peu, de sortir de cet espace qui se réduisait de jour en jour. Nous étions pauvres et notre appartement n’avait qu’une seule pièce qui s’étirait sur un long couloir et se terminait par une minuscule cuisine composée d’un réchaud et d’un évier. La chambre n’était meublée que d’un lit et d’une armoire quelconque que tu avais récupérées de tes parents. C’était triste.
Je m’échappais et toi tu travaillais, tu n’étais pas souvent là. Tu fuyais peut-être déjà une réalité que tu n’arrivais plus à contrôler. Une sorte de déliquescence du temps, des émotions et des êtres.
Quelque chose s’installa sournoisement sans faire de bruit, lentement comme une longue maladie qui épuise les sens, qui épuise la vie.

**

Je pense à toi, mon amour. Par surprise, tu collais ton corps contre le mien et nous marchions durant des heures le long de la plage.
Nous avions le visage mouillé par les embruns, parfois tu léchais joyeusement mes joues, mes lèvres et je riais de bonheur.
Ton rire et le mien se confondent comme des sanglots.
Es-tu là?

« Les voix se confondent, tu m’appelles et je viens. Je te cherche, en vain.
C’est moi maintenant qui crie ton nom, je m’égare et je tremble sur cette plage déserte ou j’hallucine ton nom comme une prière adressée à la mer.
Dans la solitude du crépuscule, je cours à perdre haleine pour chasser ce creux, cette nausée qui me submerge.
Pourquoi cries-tu mon nom ?
J’ai mal au présent, il n’y a plus rien que cette vase atroce, un son rauque, ça vient d’où ? C’est à l’intérieur que ça crie, un scalpel découpe ma chair, je deviens folle.»

Au loin les barques des marins. Ils reviennent car la nuit tombe et l’horizon n’est plus qu’une ligne grise entre l’océan et le ciel. Quelques mouettes égarées se regroupent à tir- d’aile.
Il n’y a pas de trêve et le calme ne reviendra pas, pas encore. Je cherche ton regard et mon bonheur perdu.
Où es-tu ?

**

Peu à peu, tu es devenu jaloux. Tu me suivais dans la rue, dans les bars où j’allais me réfugier, chercher un peu de chaleur.Tu es devenu dur et froid. Les crises de jalousie étaient de plus en plus fréquentes. Je sentais ta violence. Puis un soir, tu n’as pas contrôlé, un jaillissement de coups m’a aveuglée et j’ai pleuré jusqu'à l’aube. Je ne pouvais pas partir, je t’aimais encore.

Je rencontrais d’autres hommes, je buvais avec eux dans la pénombre des bars enfumés des quartiers populaires.
Pour t’oublier peut-être. Mais c’était l’inverse qui se produisait.
Je voulais  fuir et tu m’envahissais.

La ligne de démarcation s’effiloche sans que je m’en rende compte. J’entends sans cesse ta voix comme un écho dans ma tête, des coups violents. Progressivement, je me laisse aller, plus rien n’a d’importance. L’alcool est  ma jouissance, ma raison d’être. Il n’y a personne d’autre que toi. Alors, je deviens une étrangère. Une exilée qui déambule le jour et la nuit à la recherche d’un présent qui s’enfuit.
Mon amour, tu n’as pas compris que j’allais m’égarer.
Tu n’as écouté que ta colère.

Je me suis enfuie. J’ai eu le courage de te dire non, de t’abandonner, de te perdre.
L’exil est une sentinelle intérieure où l’amour précipite ma chute.
 Envers et contre tout je m’abandonne à la solitude. Je ne renonce à rien sinon qu’à être moi-même jusqu’au bout de mon destin, jusqu’au bout de la folie.

**

Elle mourut d’une crise cardiaque un matin de novembre. C’est son compagnon de l’époque qui la retrouva inanimée sur son lit. Elle occupait une loge de concierge avec lui près de Boulogne depuis plusieurs années.

«  Elle ne cessait pas de l’entendre, de lui parler. Elle revivait les années du début, de leur rencontre. Elle était plongée dans le passé, le présent existait peu pour elle, pourtant je l’aimais ainsi, j’avais accepté cette blessure, je m’y étais fait, elle était si belle… » dira Georges, le dernier homme de sa vie.


Joëlle Saltel, Montpellier  Janvier 2012

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