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25 février 2012

Evasion, par Evelyne Grenet

 Les odeurs et les goûts jouent ici pleinement leur rôle de stimulants de la mémoire. Mais c'est aussi tout le parcours éprouvant d'une jeune prisonnière, qu'Evelyne nous fait partager.

Évasion

evelynedouaneSix mois déjà qu'elle est là, enfermée dans cette cellule... Une éternité de privations ! Plus de liberté, plus d'affection, plus de vie sociale. Elle plonge de plus en plus bas, entraînée dans une spirale descendante. Bien sûr, elle a eu le temps de réfléchir à tout ce qui est arrivé. Ici le temps s'étire. L'inaction lui laisse rembobiner à loisir le film des évènements et de les visionner intérieurement, au ralenti, pour mieux comprendre !

 Un voyage en Amérique du Sud afin de préparer sa thèse sur la relation entre migration et développement. Thèse qu'elle devait soutenir l'année prochaine ! La rencontre avec Roberto qui lui servit de guide ; des semaines heureuses vécues ensemble à un rythme effréné de visites, d'enquêtes auprès des autochtones. Étude de la société latino-américaine ; insouciance nourrie par un amour fou ; préparation enfin du vol de retour ; bagages qu'elle a faits à la hâte, toute à la joie de rentrer, enivrée par des serments ardents ; « je te rejoins dans un mois » ; « oui oui bien sûr, j'ai hâte de te présenter à mes parents » ;« tiens, prends ce paquet de livres, tu le donneras à mon cousin à Paris, il vient te chercher à l'aéroport... Dis-lui que je lui en rapporterai d'autres dans un mois. Les livres ! C'est trop lourd pour être transportés en une seule fois! »...

Arrêt sur image... Que doit-elle comprendre ? Qu'elle a été une fille naïve ? En l'espace d'un mois elle était devenue un pantin manipulé par celui qu'elle pensait au dessus de tous les soupçons parce qu'elle l'aimait aveuglément... Les images défilent à nouveau, lancinantes.

                        Arrivée à Roissy ; « contrôle des bagages » ; « je n'ai rien à déclarer, seulement quelques souvenirs et des livres en espagnol » ; « mademoiselle suivez-nous, six kilos d’ecstasy dans votre valise » . Menottes aux poignets, encadrée par des agents du service des stup, un gros chien hargneux sur les talons ; inculpation ; garde à vue à Fleury Mérogis verrou numéro 2345.

                        Fin du court-métrage. La projection est terminée. Ces faits une fois encore ressassés  l'ont emportée contre son gré, elle les connaît par cœur. La marionnette a perdu tous les fils qui la retenaient à son maître pour retomber, poupée de chiffon, au fond de sa cellule.

                        Elle se laisse glisser à terre. Elle a besoin de sentir la fraîcheur du sol le long de ses cuisses pour savoir qu'elle existe.. Le froid mordant sa peau lui inflige une auto-mortification nécessaire à l'évacuation de sa culpabilité. Mais est-elle coupable ? Oui, de naïveté excessive et de folle stupidité, qui l'ont aveuglée au point de croire en des invraisemblances.

                        On ne refait pas le passé lui a écrit son frère Adrien, sois forte. Je t'ai trouvé un avocat... Elle relit les phrases d'encouragements qui atténuent sa douleur comme un baume sur une brûlure. Son frérot adoré, le grand frère qui veillait sur elle, celui qui a toujours été là pour la défendre. Tu vas voir ta gueule à la récré !... Crêpage de chignon, trousse volée, jalousie entre filles pour le dernier petit pull noir à la mode... Ces souvenirs ont la saveur salée des larmes de la futilité. Aujourd'hui c'est plus grave ! Inculpation pour trafic de stupéfiants ! Le goût du sang pour la vengeance, l’âpreté du salpêtre pour la rancune, sont des sapidités répugnantes. La haine déverse dans sa bouche la bile qui chasse le miel de l'amour. Les larmes chaudes de l'impuissance ruissellent sur ses joues. Elle reprend la lettre d'Adrien et la relit une fois encore. ...sois forte, je t'ai trouvé un très bon avocat. Maître Buisson-Parentel te tiendra informée des modalités de ta défense, très prochainement. Adrien ne lui écrit rien de l'instruction, ni du jugement qui va avoir lieu !... Elle voudrait pourtant savoir ! C'est normal, se sermonne t-elle, Adrien a pensé à la censure. Ici, le courrier est lu avant d'être distribué !

                        Elle poursuit la relecture de sa missive, toute chiffonnée à force d'avoir été parcourue: Je ne peux obtenir à temps le permis de visite qui me permettrait de te voir avant mon prochain départ pour Tokyo. Le colloque international consacré à la réduction des émissions, au captage et stockage géologique du CO2, se tient en décembre cette année. Fort du succès croissant des années précédentes, ce colloque s'adresse aux chercheurs, industriels, économistes et financiers qui...

Quelle importance a-t-elle face à tout ça ? Petite écervelée crédule ! L'issue de son triste sort n'interviendra pas dans la diminution du gaz à effet de serre ! La relation épistolaire qu'elle  entretient avec Adrien ne lui restitue pas la chaleur fraternelle à laquelle elle était habituée. Les larmes inondent à nouveau son visage, elle pleure sur elle-même.

                        Un coup frappé à la porte de sa cellule la sort de ses réflexions. « Bertholet ! Visite au parloir à quatorze heures ! » A cette annonce, du bout de sa manche, elle essuie ses pleurs et la morve qui coule de son nez. Elle, Victoria, se redresse et veut paraître plus honorable. Dans ce trou, elle n'est plus qu'un patronyme et quelquefois pire, elle est identifiée par un numéro de verrou. Elle doit retrouver sa dignité. Victoria Bertholet doit regagner de sa superbe...

 

                        Après la visite de l'avocat, de retour dans sa cellule, elle serre un petit carton contre elle. Après lui avoir expliqué les modalités de sa défense, Maître Buisson-Parentel lui a remis un colis de Noël de la part de sa famille. L'emballage est défait, le contenu a été fouillé.

                        De nouveau seule, assise sur sa paillasse, elle garde un moment la boîte sur ses genoux. Elle a envie de prolonger l'attente, d'aiguiser sa curiosité au maximum, puis de découvrir enfin avec volupté le contenu de son trésor. Dés qu'elle soulève doucement les rabats du carton, un mélange délectable de senteurs s'échappe et effleure ses narines... Elle plonge son visage au dessus de ce contenant olfactif et respire profondément. Elle se trouve transportée à l'extérieur : une odeur subtile de lavande l'emmène vers la Provence où, l'année dernière, elle a passé ses vacances avec son amie Catherine. Les images s'imposent à elle au ralenti... Catherine, le visage illuminé d'un sourire radieux, tourne sur elle-même tout en humant les fleurs odorantes. Sa robe légère se soulève doucement dans le vent. Elle rit à présent comme grisée de bonheur. Arrivée à la maison, la jeune fille glisse les brindilles parfumées dans l'armoire au milieu du linge, comme le faisait sa grand-mère bien avant elle.

                        Victoria, emportée par la résurgence des images, tend la main vers son amie mais la silhouette de celle-ci s'évanouit. Comme en apesanteur, elle retire de la boite la serviette éponge parfumée et le sachet de lavande, puis les dépose délicatement sur le lit. Fermant les yeux, elle plonge à nouveau la main dans le carton. Elle tâtonne, et s'interroge sur ce qui va apparaître et qui la transportera une fois encore hors de sa prison. Curieusement elle sent une fraîcheur. Quelque chose lui pique le doigt, une sensation collante la surprend. Elle regarde alors cet objet saugrenu et constate qu'il s'agit d'une branche d'épicéa. Son pouce est chargé de résine. « Ils vous ont laissé la tige mais ont retiré la pigne de pin qui y était attachée... » lui avait dit l'avocat. Quelle drôle d'idée de m'envoyer ce rameau ! songe t-elle. Mais elle porte son pouce chargé de gomme à ses narines, et aussitôt une multitude de lumières clignotent devant elle. Le sapin décoré de guirlandes électriques se dresse majestueux, embaumant la salle à manger de son essence. C'est le matin de Noël. Adrien accourt en pyjama. « Viens vite Victoria, on ouvre les cadeaux ». Une douce chaleur l'envahit. Elle est impatiente de découvrir ses présents. Soudain, les scintillements de couleurs deviennent blancs et dansent sur l'écran de sa mémoire, le mécanisme de projection s'est enrayé, le film est cassé. Vite, elle respire à nouveau ses doigts englués de résine. La diffusion des images reprend. Elle voit apparaître ses parents. Toute la famille se promène dans la fraîcheur d'une pinède de Savoie. Le bruit des pas sur le sol est amorti par un tapis épais d'aiguilles de pins ; elle n'entend pas ce que dit sa mère... C'est un cinéma muet. Au travers des branchages, le soleil d'été filtre l'intensité de sa lumière. Les pins se dessinent en ombre chinoise... Le film est en noir et blanc. Victoria relève la tête vers le sommet des arbres. La nitescence devient aveuglante et des éclats phosphorescents jaillissent en tous sens. Le charme est rompu. Elle respire à nouveau mais la magie n'opère plus. Elle ébauche un sourire amer. « Je suis inculpée pour trafic de stupéfiants et voilà que je sniffe un rameau d'épicéa comme une droguée en manque de coke... C'est burlesque ! »

                        Le temps d'un entracte, elle plonge à nouveau les mains dans son colis, impatiente à présent de savoir quelles autres merveilles pourraient à nouveau relancer la projection de souvenirs. Elle découvre un cahier, du papier à lettres, des timbres, un savon, une enveloppe portant l'écriture de son père, deux tablettes de chocolat.

Un livre attire plus particulièrement son attention : '' Annapurna premier 8000 '' de Maurice Herzog.

La première page porte la dédicace de sa mère : « A toi Vic chérie, que ce récit t'emporte vers les hauteurs qui te rappelleront les sommets Savoyards, que ce récit te serve d'exemple dans ta propre lutte... Sois forte ! On t'aime » signé Mam.

Des heures de lecture en perspective, qui vont l'emmener très haut vers les sommets du non renoncement, à l'exemple de cet alpiniste de renom qui bravant les difficultés, occulta ses souffrances afin d'assouvir sa passion de la montagne. Sa volonté fut d'acier car seule la victoire avait de l'importance... Suivant cet exemple valeureux, décide-t-elle soudain, elle poursuivra l'écriture de sa thèse. Un souffle puissant de détermination monte en elle : elle va demander à son avocat quelles démarches entreprendre pour obtenir l'autorisation de recevoir cahier, livre et ordinateur qui lui permettront de consigner ses écrits. Ici le temps s'étire et sera propice à sa réflexion. Elle doit s'en sortir !...

                        Le carton est maintenant pratiquement vide. Elle entend à nouveau la voix de son avocat : « Votre colis ne pèse que trois kilos deux cent sur les cinq autorisés. Vous en recevrez un deuxième prochainement... Vous y avez droit... Votre famille vous le fera passer par mon intermédiaire ! »

                         Elle sort à présent une boîte hermétique en plastique qu'elle s'empresse d'ouvrir. Une odeur de fromage s'échappe, et parfume la cellule de son relent douceâtre. Une grosse portion de Reblochon, blottie contre une demi-miche de pain complet, se trouve au fond de la boite. Le goûter de son enfance quand elle passait les vacances scolaires chez sa grand-mère en Savoie ! Victoria rayonne de bonheur à cette évocation. Le fromage est crémeux. Sa croûte jaune safranée est recouverte d'une légère mousse blanche, en accord parfait avec la pâte onctueuse et souple, de couleur ivoire. A sa vue Victoria salive. Elle entend les sonnailles des vaches qui, d'un pas lent et pesant, quittent la vallée. Le chien Tobby apparaît jappant, sautant, faisant des allers-venues incessants le long du troupeau en marche vers les alpages. La douceur du mois de Juin annonce déjà la chaleur de l'été. C'est bientôt les vacances... Telle une petite souris Victoria grignote un bout de pain et dans le même temps un morceau de fromage. La saveur du levain se marie à celle plus subtile de la pâte de Reblochon veloutée à souhait, légèrement relevée d'une fine note de noisette. Un vrai plaisir du palais ! Elle mâche doucement, gardant en bouche le plus longtemps possible le doux mélange qui la transporte hors de sa prison. Elle veut profiter pleinement de son évasion.

 

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