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24 mars 2012

Conflits, par Rolande Bernard

Conflits

 

Katia rassembla ses valises près de la porte d’entrée, regarda sa montre – il était huit heures. Le taxi ne viendrait qu’à 11h30 pour l’emmener à l’aéroport d’où elle s’envolerait pour le Sahara, avec son fils. Celui-ci dormait encore. Elle regarda autour d’elle : tout dans l’appartement était en ordre. Elle avait hâte de partir mais est-ce que son amertume allait pour autant s’apaiser ? Elle se mit à pleurer, alla s’asseoir près de la fenêtre, sécha ses larmes et se perdit dans ses pensées.

 

Elle était l’aînée d’une fratrie de six enfants. Sa famille, venue d’Algérie, ne vivait pas dans l’opulence, puisque sur le seul salaire du père, manœuvre. Mais cette quasi pauvreté n’avait pas trop indisposé la fillette. Sa mère, mariée à seize ans, était sous l’emprise d’un mari autoritaire.  Katia avait été élevée avec rigueur, dans l’idée qu’elle devait respecter ses parents et la société. Pas de sortie, ce qui ne l’avait pas privée : elle aimait lire, écouter de la musique. Sa mère, illettrée, était contente de la voir se cultiver et l’avait inscrite à la bibliothèque sous prétexte d’y accompagner ses frères. Le père se méfiait de ce que sa fille pourrait apprendre d’inconnu et peut-être dangereux dans les livres. Quand il était là, elle rangeait ses livres pour ses consacrer à ses frères et sœurs.

Bien qu’elle ait fait une bonne scolarité, à la fin de son collège son père lui dit :

- Katia, tu as seize ans, tu dois quitter l’école, tu vas aller travailler. Je connais une famille qui pourra t’embaucher.

- Mais papa, il faut que j’aie mon bac, je veux être infirmière.

- Non, cria-t-il, nous n’avons pas les moyens, il faut que tu ailles travailler… Pas de réplique.

L’adolescente était désespérée. Sur les conseils d’une amie, elle alla voir l’assistante sociale du collège. Mme Renoir connaissait la situation de ses parents. Elle parlementa avec eux et obtint que Katia continuât sa scolarité.

En 1970, la jeune fille passa brillamment son bac S et dut à nouveau affronter son père pour obtenir l’autorisation de s’inscrire à l’école d’infirmières de Montpellier. Le refus fut brutal et catégorique : c’était non, elle ne quitterait pas la maison, et elle devait aller travailler.  Les étudiants n’étaient pas des gens comme eux, et il ne voulait pas qu’elle fréquente les garçons.

Que dire ? Que faire ? Katia était majeure, elle passerait outre à cette interdiction. Avec la complicité de sa mère, elle quitta la maison. Elle se rendit à Montpellier et trouva un foyer pour jeunes filles, dont la direction l’aida pour ses démarches d’inscription à l’école d’infirmières.

Les bourses étaient rares. Pour subvenir à ses besoins, elle chercha du travail. Elle eut la chance d’être admise comme femme de ménage à la clinique Saint-Roch : elle travaillerait  de 18h à 20h les week-ends et les vacances scolaires. Elle était heureuse, mais déçue de ne pas pouvoir partager son bonheur avec sa famille.  La porte lui était fermée, mais avec le temps, elle espérait que son père revienne à des sentiments plus justes.

Tout en travaillant, elle suivit son année de prépa et fut reçue avec brio à l’école d’infirmière. Ce ne fut pas facile pour elle de concilier études et travail, mais elle était courageuse, pas une seule fois elle ne pensa abdiquer. Quel bonheur quand elle eut son diplôme ! Enfin, elle avait atteint son objectif. Elle fut admise à la clinique Saint-Roch, non comme femme de ménage, mais comme infirmière.

Elle se sentit légère, enfin elle allait vivre. Elle regarda la ville avec des yeux tous neufs, elle trouva un joli appartement qu’elle décora avec goût, elle s’inscrivit dans une salle de sport, elle allait pouvoir aller au théâtre, au cinéma, elle était heureuse.

Jolie fille, brune aux grands yeux noirs, grande, svelte, elle avait du succès auprès des garçons, cela ne l’intéressait pas, ses priorités étaient son indépendance et son travail.

Au bout d’un an comme infirmière, une formation de six mois rémunérée lui fut proposée pour devenir infirmière en bloc opératoire. Elle accepta avec enthousiasme et partit pour Marseille.

C’est là qu’elle fit la connaissance de Sophie Paoli, qui venait de Corse : les yeux verts, un peu ronde, grande. De suite elles sympathisèrent. Toutes deux avaient vingt-quatre ans. Comme Katia n’avait pas encore trouvé de location, Sophie lui proposa de partager son appartement avec elle. Elles devinrent inséparables. Sophie était  toujours d’humeur égale, vivre avec elle était un vrai plaisir. Elle parlait souvent de sa famille. Katia restait silencieuse : c’était son jardin secret. Sophie respectait son silence.

Le stage terminé, Sophie demanda à son amie :

- Que vas-tu faire, maintenant ?

- J’ai postulé pour une place à l’hôpital de cardiologie à Lyon, elle sera vacante dans trois mois environ.

- Viens avec moi en Corse, mes parents sont d’accord, ils seront heureux de te connaître. Il fait très beau en juin.

Katia hésita, puis accepta. Ces vacances lui seraient salutaires. Elles prirent le bateau à Marseille pour une traversée de nuit, la mer était calme. Katia ne s’était jamais sentie aussi sereine. Elles arrivèrent  à Ajaccio dans la matinée, prirent le car pour rejoindre Almeto, petit village à deux heures de route. La mère de Sophie accueillit son invitée chaleureusement. C’était une femme qui devait avoir une cinquantaine d’années, petite, un peu usée, habillée de noir, ses cheveux retenus dans un gros chignon grisonnant. En leur servant des rafraîchissements, elle ne cessait de questionner sa fille sur son séjour sur le continent.

Puis Katia monta sa valise dans sa chambre : c’était une pièce de taille moyenne, meublée sobrement, qui sentait bon la cire ; une petite fenêtre donnait sur le maquis. La jeune fille était ravie.

Après son installation, Sophie et sa mère lui proposèrent de faire le tour du propriétaire : au rez-de-chaussée une immense pièce, là où elle avait été reçue, avec une ancienne cheminée, une table de grande dimension autour de laquelle on prenait les repas ; attenante, une petite cuisine bien aménagée ; à l’étage la chambre des parents et les trois chambres des enfants ; celle de Katia se trouvait au bout du couloir.

Autour d’une grande cour, plusieurs bâtiments étaient alignés : il y avait l’écurie, mais elle était vide, les bêtes étaient au pré, une grange, un hangar où étaient rangés tous les engins agricoles, sauf la faucheuse, car on était en pleine période des foins. De l’autre côté de la cour, une autre maison de grande dimension aux volets clos semblait dormir.

Le père de Sophie et son frère étaient encore dans les champs, à couper les foins. Il fallut attendre 18h30 pour les voir apparaître. Le père, un homme trapu, l’air austère, la cinquantaine, grisonnant, salua Katia froidement. Instruite par son expérience, elle pensa que toute la famille était sous l’emprise de cet homme. Elle se raidit mais sourit lorsqu’elle vit venir André, il était beau, svelte, brun. Il lui souhaita la bienvenue avec, dans ses yeux verts, une lueur de fête. Elle se sentit sous son charme.

Le souper fut très animé. Eugénie, la sœur de Sophie était venue se joindre à eux avec son mari – ils étaient cultivateurs au village voisin – et leurs deux enfants. Mille questions étaient posées aux jeunes infirmières sur leur séjour à Marseille. Seul le père restait silencieux.

Les jours suivants, Katia et Sophie, entre deux promenades dans la campagne ensoleillées, participèrent aux travaux ménagers et à ceux de la ferme. Les parents apprécièrent particulièrement que Katia les aide. Bien que le père restât silencieux en sa présence, son regard était moins froid. Katia aima se rendre, avec les autres femmes, dans les prés où l’on venait de couper les foins pour le retourner à la fourche afin qu’ils sèchent. C’était fatiguant, mais ça sentait bon. Elle apprécia moins de devoir rester courbée en deux pour former des bottes et les lier. Elle regarda avec admiration André soulever, du bout de sa fourche, ces bottes jusqu’à la charrette. Ses bras étaient robustes et bronzés, ses mouvements empreints de grâce. La charrette le suivait et s’adaptait à son pas. Durant les pauses, il venait volontiers parler avec elle.

D’ailleurs il s’était mis à rechercher sa compagnie, l’invita avec sa sœur à venir au bal où il retrouvait des amis, dansa plusieurs danses avec elle. Il parlait facilement, plaisantait volontiers, mais il lui arrivait, alors qu’il la regardait, de ne plus trouver ses mots. « Est-il troublé ? » se demandait-elle, en sentant son cœur battre plus fort dans sa poitrine.

Ce fut par un beau clair de lune qu’André la serra dans ses bras et lui déclara qu’il l’aimait. Elle se rendit compte qu’il y avait des semaines qu’elle voulait entendre ces mots. Elle pleura de joie, regarda autour d’elle, trouva la campagne plus belle, les arbres plus majestueux, la voie lactée éblouissante. Elle pensa : « Comme l’amour peut transformer le monde. »

Leur amour ne fut pas chaste.  Katia s’attachait chaque jour davantage à André et n’avait plus envie de partir, mais elle devait se préparer pour ses nouvelles fonctions. Elle se rendit à la poste et appela l’hôpital : on lui apprit que sa prise de poste était retardée d’un mois, ce ne serait pas avant fin octobre. Elle fut partagée entre la déception et le plaisir de demeurer plus longtemps auprès d’André.

Sophie, elle, avait ouvert un cabinet d’infirmière à domicile et la clientèle se pressait déjà.

- Si tu voulais rester, dit-elle à son amie avec une lueur taquine dans le regard, tu pourrais me seconder.

Deux mois après la déclaration romantique qu’il lui avait faite, André demanda à Katia de l’épouser. Elle accepta.

Ils attendirent le dimanche, où toute la famille se réunissait dans la ferme, pour annoncer leur décision. Ce fut l’allégresse générale. André allait se marier. On le taquina :

- Nous qui pensions que tu étais un célibataire endurci, plaisanta sa sœur aînée. A trente-deux ans, voilà que tu trouves l’élue de ton cœur…

- C’était temps, approuva Sophie.

On invita les voisins à trinquer à cet heureux évènement. Le père porta un toast aux futurs mariés, regarda sa femme avec tendresse (« C’est la première qu’il exprime un sentiment », pensa Katia), et dit :

- Marie tu vas pouvoir te reposer un peu. La relève est assurée. Il faut s’occuper de remettre la maison en état…

- Oui ! s’exclama Eugénie, ce sera le nid de nos deux tourtereaux.

En regardant Katia, le père ajouta :

- Vous me ferez un petit Paoli, n’est-ce pas ? Il faut que la race se perpétue. J’ai des petits-enfants, mais ce ne sont pas des Paoli.

Katia et André se regardèrent en rougissant, ce qui fit rire de plus belle la joyeuse assemblée.

 

Le dimanche suivant on commença à parler de la cérémonie du mariage. Le père dit :

- Pas avant fin septembre, il faut deux mois aux maçons pour rénover la maison.

Katia songea que son futur beau-père était devenu bavard, était-ce le bonheur ?

D’un ton solennel, la mère demanda :

- La cérémonie se passera à Almeto ?

- Oui, répondit André. Enfin, nous n’en avons pas parlé, avec Katia.

Il se tourna vers elle :

- Mais c’est que Pierre , le curé du village, est mon ami d’enfance et je serais heureux que notre union soit bénie par lui.

- Oui, je suis d’accord, dit Katia, sans penser aux conséquences que cela pouvait avoir, lui catholique, elle d’origine musulmane. Elle n’était pourtant ni sotte ni irréfléchie, mais elle ne pratiquait plus depuis son départ de la maison, et même avant, ne le faisait que du bout des lèvres. Et puis elle aimait André par-dessus tout, que venait faire la religion là-dedans ?

- Pensons à votre famille, dit Marie, nous sommes égoïstes, nous décidons sans penser à vos parents. Que vont-ils en dire ? Nous sommes volontiers prêts à les accueillir.

Katia, interloquée, ne sut que répondre. Depuis quatre mois, elle était dans un état second, elle avait oublié sa famille décevante, en ayant trouvé une autre.

- Je ne sais pas, dit-elle. Mes grands-parents et mes tantes habitent en Algérie…

Elle ne put terminer sa phrase que le père demanda avec véhémence :

- Que font-ils en Algérie ?

- Je suis d’origine algérienne.

- Vos parents sont algériens ?

- Oui.

Le visage de l’homme devint cadavérique. Sa colère fut terrible, tout ce qui se trouvait sur la table vola en éclats. Il hurla :

- Caraglio ragaglio ! Ctre cripi ! [1]

André lui demanda de se calmer.

- Me calmer ? hurla-t-il. Ton oncle doit se retourner dans sa tombe. Ses bourreaux ne rentreront jamais sous mon toit.

Il alla chercher son fusil et ordonna à Katia de déguerpir sur le champ. Il l’accompagna jusqu’à la route, le canon de fusil dans le dos, criant à son fils :

- Si tu pars avec elle, je te renie, je te tue.

Katia était tétanisée, ses jambes ne pouvaient plus la porter, sa tête était dans l’impossibilité de penser, si ce n’est : « Je vais mourir. »

Comme était-elle arrivée au village, elle n’en avait aucune notion. Elle demanda asile au petit hôtel qui se trouvait sur la place, monta dans sa chambre, se blottit dans un coin. Elle tremblait, pleurait, qu’avait-elle fait pour mériter d’être traitée de la sorte ?

Vers minuit, André vint la rejoindre. Il lui apportait sa valise. Il était aussi bouleversé qu’elle. Il la supplia d’attendre : avec le temps, son père s’apaiserait.

- Pourquoi tant de haine ? demanda-t-elle.

André lui raconta que le frère jumeau de son père avait été torturé par les fellaghas. Parti en patrouille, il l’avait retrouvé  atrocement mutilé, avec cinq autres jeunes. Depuis, sa douleur imposait l’omerta sur l’Algérie à la maison.

- Moi je t’aime, il faudra bien qu’il comprenne, et tu n’as rien à voir avec cette guerre. Je dois partir, mais il ne faut pas qu’il devine ma décision, sinon il serait capable de nous tuer.

Katia attendit un jour, deux jours, trois jours, puis rentra sur le continent. Elle prit son poste à Lyon et envoya son adresse au cabinet de Sophie. Au bout de quelques semaines, elle comprit qu’André ne la rejoindrait jamais, la peur de son père avait été plus forte que son amour. Elle fut blessée également par le silence de Sophie.

Elle serra les dents et travailla d’autant plus. La naissance d’un petit Paoli clandestin, pardon d’un petit Lagra, ne l’empêcha pas de monter en grade. Elle n’était tendre qu’avec son fils, qui ressemblait à André. Puisque ni André, ni Sophie, ne s’étaient préoccupés d’elle, ils n’apprendraient jamais l’existence de cet enfant. Parfois, elle se demandait s’il lui ferait autant de mal que les autres hommes qu’elle avait côtoyés… mais pour le moment, il l’aimait d’un amour inconditionnel qui la réchauffait.

Ce fut peut-être cet amour qui lui donna la force de réaliser l’un de ses rêves, partir aider plus démuni qu’elle, et faire connaissance avec ses racines. Elle avait demandé une disponibilité d’un an pour aller dans le sud algérien aider à ouvrir un dispensaire. Paolo ferait connaissance avec sa famille de là-bas et serait même accueilli par une de ses grand-tantes qui vivant en ville, pour qu’il puisse aller à l’école.

A ce moment-là elle le vit qui s’était réveillé et la regardait sur le pas de la porte de sa chambre. Il avait les yeux verts de son père, mais son propre regard décidé. Elle lui apprendrait l’irénisme, la tolérance et l’humanisme.



[1] Les sales gens ! Assassin, que tu crèves.

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