Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
25 avril 2012

La folle du cimetière, par Jean-Claude Boyrie

 

La folle du cimetière.

 P1020551 

 L'homme a sifflé sur mon passage. Et j'ai senti son regard lourd couler sur moi. Comme je ne réagissais pas, il m'a traitée de traînée. De pouff', je ne sais quoi. J'ai horreur qu'on me siffle dans la rue, je n'aime pas non plus être reluquée et insultée par le premier venu.. Je suis... comment dire ? « Cocotte » est un mot qu'on emploie avec les enfants. Poule de luxe, courtisane, gourgandine... passe. Pétasse, radasse, pouffiasse... autant de qualificatifs avilissants. En un mot comme en cent, je veux bien être pute... mais pas soumise.

À chacun son rôle ici. Simon Pierre est celui qui trois fois renie, Judas l'homme qui trahit. Le pauvre ne supporte plus l'opprobre, il s'est pendu. Thomas ne croit que ce qu'il voit. Moi, je suis la fille de joie.

 Car je suis tout et son contraire. On me dit fragile et volontaire. Volcanique et douce à la fois. Facile et difficile. Exigeante et permissive. Affectueuse et cruelle. Inconstante et fidèle. Impulsive et sensuelle, voluptueuse même. Après tout, oui, je suis – enfin, j'étais – une femme de mauvaise vie. Au fait, qu'est-ce que cette expression veut dire ? Et pourquoi ne l'emploie-t-on qu'au féminin ? On n'entend jamais parler d'hommes de mauvaise vie. Quelque part, il en existe bien. Sans aller chercher plus loin, celui qui me harcèle et qui se fait pressant, doit avoir quelque part une femme pourtant, qui l'attend, et des enfants.

 Pour faire le malin, il me demande combien je prends. Je réponds froidement :

 « Vingt deniers pour une pipe (c'est ma spécialité), cinquante pour la totale. Tarif syndical, mon gars ! Tu payes, ou tu t'en vas » .

Là, ça lui en bouche un coin. L'homme n'insiste pas.

« Va, ma belle, passe ton chemin ! C'est trop pour mes moyens. »

 Parler d'argent, ça fait du bien, ça calme au moins l'ardeur des gens.

Lui, c'est le gardien du cimetière. Il n'est pas de sot métier. Il faut bien surveiller ce lieu fréquenté. Aujourd'hui, c'est la Pâque, un jour férié. Cet homme est de permanence, on l'a forcé. C'est pour ça qu'il est mal luné. Sans doute, il préférerait être dans sa famille à se reposer. Mais il faut bien gagner sa vie, alors il est de faction. Trop heureux d'avoir cette occupation.

 Alors il tue le temps en regardant passer les gens. Les filles, surtout. Quand il en trouve une à son goût, il met sa bouche en cul de poule et siffle. Persifle. La fille, une supposition, fait celle qui n'entend rien. Eh bien, voilà les noms d'oiseaux qui pleuvent. Faut-il que les homme soient bêtes ou bien méchants pour nous courir après, s'ils nous méprisent tant !

 Il n'empêche, cela me vexe d'être ainsi traitée... ah, je t'en ficherai, moi, des traînées ! Le mot pouff' colle à ma peau, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Marre d'être étiquetée, cataloguée, classée. Car cela fait des mois que j'ai cessé de tapiner. Entre temps je me suis repentie.... Enfin, c'est toute une histoire. Je vous la fais brève, il s'est passé tant de choses depuis. Les femmes comme moi s'usent à faire le métier. J'ai toujours dit : jusqu'à trente ans, c'est la galère. Passé trente ans, c'est la misère.

 Figurez-vous qu'aujourd'hui, je ne sais pas pourquoi, comme autrefois, j'ai mis ma robe rouge d'organdi. Elle me serre la taille. Dommage, j'ai dû grossir en prenant de l'âge. Pourtant, j'y tiens à cette robe. C'est elle que je portais le soir où.... j'arrête là, je ne vais pas vous raconter ma vie. Le gardien tient pour une provocation de s'habiller ainsi. Mais le décolleté, c'est autre chose, il n'a rien vu ? Et mes cheveux mouvants flottant au vent ?

« Allons ! Un peu de tenue ma petite dame !  A-t-on idée de mettre une tenue aussi voyante pour se rendre au cimetière ?»

Il sort un foulard du cagibi : « Mets le sur tes cheveux, tu seras plus décente ! »

C'est vrai. Les morts ont droit au respect. En m'apostrophant ainsi, le gardien les défend. Je ne lui en veux pas. Donc, profil bas !

 Je fais la naïve. Comme si je ne le savais pas, je lui demande où est la tombe du supplicié de vendredi. Inutile de préciser le nom du susdit, tout le monde le connaît ici. Le gardien se doit de renseigner tous les visiteurs. Même les femmes. Y compris celles à la dégaine un peu spéciale comme moi. Alors, en bougonnant, il m'indique l'endroit. « C'est tout près d'ici. Va jusqu'au bout de l'allée bordée de cyprès. »

Ça ne l'embarrasse pas de tutoyer une fille de la rue.

 Le Maître aussi me disait « tu ». Ça n'avait pas le même sens pour lui. C'était un tutoiement d'affection

Car là, je parle au passé, sachez tous à présent qu'on l'a juste enterré. Ne trouvez-vous pas impensable, incroyable qu'un condamné qu'on vient d'exécuter repose dans la tombe d'un notable ? Généralement, on ne s'embarrasse pas du cadavre de ces gens : ils vont à la fosse commune, évidemment. Une pelletée de chaux, deux ou trois de terre au dessus, et l'on n'en parle plus. Mais lui, c'est un peu spécial. Ceux qui l'ont estourbi n'avaient rien à reprocher à Rabbouni. Ils ont cherché, n'ont rien trouvé. Au fait, pourquoi ce nom de Rabbouni ? Je suis la seule à l'appeler ainsi. Les autres disent « Rabbi » tout court. Rabbouni, c'est plus gentil, c'est un mot qui n'existe pas, un mot tendre inventé par moi. Un diminutif exclusif qui, au lieu d'allonger, raccourcit. J'aurais pu aussi bien dire Rabbinou. Mais non, allez savoir pourquoi, j'ai choisi Rabbouni.

 Je reviens à ce qui s'est produit. Le Maître était considéré comme un cas particulier. Il a eu droit à un procès bâclé, certes, mais régulier. Atypique, s'agissant d'un condamné politique. Ensuite, on l'a tarité ou plutôt maltraité comme un droit commun. Ce n'est pas tout. Après l'exécution, le préfet a consenti, sur nos objurgations, à ce qu'on lui donne une sépulture décente. Ils sont fous, ces Romains !

 Le Maître avait beaucoup d'ennemis et quelques amis. Parmi eux, des gens riches et influents qui l'admiraient. Le fréquentaient, mais en secret, n'étant pas des plus courageux. Certains, haut placés, avaient beaucoup à perdre avec frayer avec lui. Donc ne tenaient pas à ce qu'on le sache. Un certain Joseph a proposé sa tombe, à l'emplacement qu'il s'était réservé pour lui-même. On peut toujours dire évidemment que ce Monsieur n'était pas pressé de rejoindre son caveau de famille. Mais enfin, je tiens à souligner son geste désintéressé. Joseph est originaire d'Arimathie, en Judée. C'est du beau linge, une huile, comme on dit, quelqu'un d'important qui siège au conseil municipal, à la Cour suprême et tout ce qui s'ensuit. Mais une chose est sûre  : ce haut personnage n'a rien fait pour le Maître au moment du procès, quand il le fallait. Le pouvait-il ? Pour compenser, il lui a offert sa propre tombe et payé ses funérailles de sa poche, c'est toujours ça.

 La dépouille du Maître a été embaumée. J'ai me suis démenée pour l'obtenir. Les autres membres du groupe n'en voyaient pas l'intérêt. Pensez donc : se procurer les aromates dont on a besoin, c'est toute une histoire et c'est coûteux. Déjà, un cadavre normal, ce n'est pas beau à voir. C'est comme qui dirait un mannequin de cire, certains pourraient dire qu'ils n'en ont rien à cirer .... Le corps d'un supplicié couvert de plaies est effrayant. Pas à mes yeux, c'est différent. Car il s'agit pour moi du corps chéri de Rabbouni. Ce corps, j'ai voulu le toucher, le couvrir de caresses une dernière fois.

À tout hasard, j'ai fourré dans mon cabas une brassée de jonquilles à placer sur la tombe. Au printemps, on en trouve en pagaille dans les champs. Et puis j'ai pris cette fiole de parfum pour couvrir les mauvaises odeurs. Normal. La chaleur monte vite à cette saison , elle active la décomposition des corps. "Bouche-toi le nez, ma fille, ça va schlinguer !", me dit-on. Mais non, ça m'est égal, je suis forte et je tiens le coup. Et puis, déboucher le flacon, m'imprégner de l'odeur du parfum, cela suffit à m'emplir de nostalgie. Le numéro cinq de Shalom est un parfum hors de prix. J'en fis jadis couler à flots sur les pieds du Maître, en essuyant le surplus avec mes cheveux. Les autres femmes du groupe étaient estomaquées. Ce liquide vaporeux, on en met une larme au creux de l'oreille, une goutte ou juste un soupçon sur les mains. Comment peut-on ne pas songer ainsi au lendemain ? À trois cents deniers l'once, gaspiller ce produit, c'est pure gabegie. Judas, le trésorier du groupe a fait le compte, il arrive à trois cent deniers, l'équivalent de six passes, ou vingt pipes, comme vous voudrez. Les autres ont renchéri, calculé qu'on pourrait avec ça nourrir cent indigents. Ce chiffre est indécent. Que voulez-vous, c'est dans ma nature, je dépense sans compter. Loin de me blâmer, Rabbouni m'a souri. Il s'est dit nullement choqué par ma façon de faire, il m'a semblé même qu'il m'approuvait. Ce n'est pas le cas de mes compagnes d'infortune. Elles s'appellent toutes trois Myriam, comme moi. Pour ne pas qu'on nous confonde, on a dû préciser le nom du village où nous sommes nées. Moi, je viens de Magdala, donc je suis Magdeleine. Mes homonymes passent leur temps à tourner autour du Maître, et du fait que je suis sa grande préférée, ne cessent de me jalouser.

Brisons là, je bavarde au lieu de me mettre à l'ouvrage. Et puis, à quoi bon évoquer les choses du passé ? Il me faut faire vite, car après le coucher du soleil, les inhumations sont interdites. C'est la Loi qui veut ça.

J'étais presque sûre que le maçon n'aurait pas le temps de sceller le caveau. Il aurait fallu, je n'y ai pas songé, lui donner la pièce pour accélérer les travaux. En règle générale, les artisans n'en font que pour ce qu'on les paye. Ce tire-au-flanc a résolu de terminer lundi. Dans l'attente, il s'est contenté de rouler une grosse pierre à l'entrée. Comme ça, durant le sabbat, la tombe ne serait pas ouverte à tous les vents.

 Justement, m'y voici ! Étrange ! Le bloc de pierre n'y est plus. Il s'est sûrement passé quelque chose d'anormal.... À présent, je crains le pire. C'est cela, j'en suis sûre : la sépulture a été profanée. Un individu malintentionné ? Des pillards organisés ? Allez savoir. Il y a tant de rôdeurs et maraudeurs en tout genre qui profitent de ce jour férié pour chaparder. Pourtant le cimetière est bien gardé. Le préfet venu de Rome a tout prévu, mis en faction des centurions pour surveiller le cimetière. On ne sait jamais ce qui peut se passer. Vivant , le Maître lui paraissait inoffensif, un doux rêveur au pire. Mort, cet individu peut être dangereux, si la foule en fait un martyr.

Je m'approche lentement de la tombe, toujours plus près. Horreur ! Un trou béant. Qu'est devenu le corps que j'avais amoureusement enveloppé dans son linceul et embaumé ? À présent, c'est le vide, le néant, le rien. Je vacille. Est-ce un effet de la chaleur ? Je perds connaissance.

 Combien de temps suis-je ainsi restée inanimée ? Celui-là seul le sait, qui secrètement m'observait. Quand je reviens à moi, je remarque un inconnu, tout de blanc vêtu. Je me demande qui il peut être et ce qu'il fait. Je distingue mal ses traits, qu'il dissimule sous un chapeau de paille à larges bords. Ce personnage est debout près de moi. Pour l'instant, il se tient immobile, appuyé sur sa pelle de jardinier.

 Puis il soulève son chapeau, pour me saluer. Me sourit. Je sens sur moi son regard plein d'aménité. Mon émotion est la plus forte. C'est plus fort que moi, je pleure comme une madeleine.. L'homme compatit. Sortant de son mutisme, il me demande pourquoi ces larmes. J'essuie mon visage et lève enfin les yeux vers lui. Quelle n'est pas ma surprise ! Je l'ai reconnu sous son déguisement, le Maître est là, bien vivant. Il m'appelle par mon nom de femme : « Marie ! ». Je lui réponds en employant son doux surnom de « Rabbouni ! ». Tentant de surmonter mon extrême faiblesse, je me redresse à demi, ma bouche avide à hauteur de son aine, une main gracieusement tendue vers lui. Mon autre main posée à terre enserre le flacon de parfum dont je m'apprête à l'oindre. Avec une tendresse infinie, ses bras s'ouvrent à moi. Il esquisse le geste que j'attends de lui, que j'implore de tout mon coeur, de toutes mes forces ! Va-t-il enfin s'avancer, m'étreindre ? Un instant d'incertitude suit. L'attente interminable aura duré toute une vie. Il ne se passe rien.

Le Maître s'arc-boute et son recul a pour effet de faire glisser la tunique légère. Il est là devant moi, presque nu, radieux, solaire. Si proche encore et déjà si distant. Son geste touchant représente une fuite. Il me dit seulement : « Ne me touche pas ! »

 Non, je ne l'ai pas touché. Lui non plus ne m'a pas touchée, il a déjà disparu. Le Maître s'est annoncé, montré à moi, mais n'est plus qu'une présence absente, une absence présente. Que s'est-il vraiment passé ? Seul le vent en sait quelque chose, un vent léger qui soulève la poussière et fait frissonner les cyprès Je reste là seule, prostrée, frustrée, impuissante à étreindre une ombre, un mirage. Je ne fais qu'embrasser une image fuyante... Je suis la folle du cimetière, partagée entre l'espérance et le regret, une muette prière dans l'éphémère et pourpre floraison des arbres de Judée.

:Noli me tangere

 Pistes d'écriture : « Jouer avec les nuances ». Le personnage de Marie-Madeleine, cher aux écrivains et aux peintres, est ici présenté sous deux visages différents liés aux circonstances.

Illustrations : En-tête, Marie-Madeleine de la Mise au tombeau de Verteuil (Charente). Ci-dessus, Titien, « Noli me tangere », vers 1514, huile sur toile 109 x 91 cm, Londres National Gallery.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité