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29 janvier 2014

Jane for ever, par Jean-Claude Boyrie

Jane for ever.

 

Jane

 

 

 Six mois passés à l'École de Nancy, de décembre à mai, concluaient notre formation d'ingénieurs-élèves des Eaux-et-Forêts. Ce stage était le prélude à notre première affectation sur le territoire, avec le grade d'inspecteur.

Du temps qu'il fit durant cette moitié d'année en Lorraine, je ne dirai que ceci : il ne plut qu'une fois, mais cela dura six mois. L'eau du ciel constamment rinçait le paysage, imprégnait nos effets, qui collaient à la peau, nous dégouttait du nez - dégoûtants coryzas. Nous vivions en état de spleen permanent, regrettant l'animation de Paris et même sa grisaille. Comment meubler nos loisirs ? Il n'y avait pas grand chose à faire en ville, sinon nous rendre une fois de plus, sous les intempéries, place Stanislas. Nous la connaissions par coeur. J'admirais cet ensemble baroque aux grilles remarquables, et sur la fin de mon séjour, poussais jusqu'au au jardin de la Pépinière, guettant la floraison des roses, du lilas. Ce mis à part, nos journées s'écoulaient, monotones, entre les cours en salle et les sorties sur le terrain. Pendant que d'autres jouaient au billard ou tuaient le temps au fumoir en tirant des bouffées de leur cigare, je passais le plus clair de mes soirées à la bibliothèque. Entre les traités de sylviculture et les manuels de droit forestier, on y trouvait, non point les livres de Simone de Beauvoir et Françoise Sagan, mais les quinze tomes la « Comédie humaine », superbement reliés, et quelques romans anglais, dont les oeuvres complètes de Jane Austen. Une découverte pour moi.

La salle était aussi vaste que glaciale. C'était l'époque où « liseuse » désignait un lainage qu'on jette sur ses épaules pour lire sans avoir froid, non le gadget électronique dont on use de nos jours.

Ce détail mis à part, deux femmes ont marqué mon souvenir durant cette période..

L'une avait nom : « dame Solange ». Elle était chambrière de l'École, et jouait pour nous le rôle de gouvernante en quelque sorte ; je n'ai jamais su son titre exact. C'est elle qui nous portait le café et les croissants au lit chaque matin. Je me souviens qu'elle avait un âge canonique, l'autorité morale y afférente, et qu'une forte pilosité gagnait son menton.

L'autre se prénommait Marianne.

Avant de parler de cette intéressante jeune personne, il me faut exposer ce qu'était la pratique des « rallyes ». Toutes les bonnes familles de Nancy, qu'il s'agît de la noblesse terrienne ou la haute bourgeoisie, avaient quelque part une fille à marier. De ce fait, durant notre séjour à Nancy, mes camarades et moi ne fréquentions que du beau linge ! On ne cessait de nous présenter des demoiselles triées sur le volet, le plus souvent hélas des mijaurées que leurs parents s'efforçaient tant bien que mal et plutôt mal que bien, de mettre en valeur. On les comprend d'ailleurs. Quel meilleur parti qu'un jeune officier forestier, baliveau prometteur, issu d'une école prestigieuse, porteur d'un uniforme seyant ? Une brillante carrière l'attendait, avec la perspective de terminer un jour « vieille baderne », c'est-à-dire Conservateur... la « voie royale » s'ouvrait à lui. Ces familles donc organisaient à tour de rôle, et dans une évidente intention matrimoniale, des bals somptueux, qu'on appelait rallyes. Nous y étions invités, à charge pour nous de faire danser leur progéniture et plus si affinités, sous le regard bienveillant de leur ascendance. Le désoeuvrement aidant, beaucoup d'entre nous se laissèrent prendre au piège et leur pénitence apparemment fut douce. En feuilletant l'annuaire de ma promotion, je mesure aujourd'hui le pourcentage impressionnant de mes condisciples d'alors mariés à des Lorraines.

Dame Solange nous avait pourtant bien chapitrés : « Prenez garde, jeunes gens ! grommelait-elle. Si ce n'est pas malheureux à votre âge de se laisser mettre ainsi la corde au cou ! »

Je faisais fi de ses conseils : ignorant les bonnes manières et dansant plutôt mal, je ne pensais pas être un gibier de choix. On me fit comprendre que ces tares n'ont rien d'irrémédiable. Au prix de quelques leçons, j'appris à me familiariser avec la valse et la polka, qui se pratiquaient le plus couramment dans ces salons. On ne goûtait guère dans les cercles provinciaux très collet monté les rythmes anglo-saxons : le rock n' roll et le twist n'y faisaient encore qu'une timide apparition.

Devenu bon gré, mal gré, adepte de ces rallyes, je ne mis guère de temps à remarquer Marianne. Elle avait alors dix sept ans, et débutait juste sur la scène sociale. Elle avait gardé les rondeurs de l'enfance ; je la trouvai séduisante avec sa chevelure brune ruisselant en bouclettes sur son visage lisse et plein. Avec cela, petite de taille, fine et gracieuse, bien que sa beauté n'attirât pas immédiatement le regard. Marianne me plut surtout par son caractère enjoué. Je fus attiré par le vif éclat de ses yeux noisette et m'approchai d'elle pour l'inviter. Manifestement, elle adorait danser. En dépit de sa timidité, qui n'était qu'apparente, elle n'avait aucun mal à trouver un cavalier. Contrairement à certaines de ses amies résignées à « faire tapisserie », son carnet de bal était plein. Elle m'accorda pourtant la faveur d'un dernier quadrille. J'ignorais les subtilités de la contredanse : elle en régla la cadence et guida mon pas, feignant de ne pas remarquer ma gaucherie et, quand l'orchestre se tut, elle me remercia d'un sourire radieux.

Puis, le charmant papillon s'envola vers d'autres cieux. Je compris que nous n'irions pas plus loin ce soir là. Avant de prendre congé de mes hôtes, j'allai à sa rencontre, avouai sans ambages à Marianne que les sauteries institutionnelles m'ennuyaient, mais lui proposai de la rencontrer peu après dans une cafétéria proche de la rue Girardet (où se trouve l'École forestière). Elle accepta sans façons. Là, j'étais dans mon élément, je me sentirais plus à mon aise, elle aussi par ricochet.

Ceci nous permit d'engager la conversation. J'appris qu'elle était la sixième née d'une famille de huit enfants, ce qui même en Lorraine, n'est pas si courant. Son père était propriétaire d'une scierie artisanale proche de Lunéville, que nous surnommions péjorativement « Lunétrou ». Son revenu procurait à lui-même et sa famille une certaine aisance, sans les rendre riches pour autant. L'éducation des enfants passait chez eux bien avant le bien-être matériel. Marianne ne rougissait pas de sa condition modeste, au regard des milieux qu'elle fréquentait. Ses frères aînés étaient déjà établis. Elle-même venait de passer la seconde partie du Bac et comptait poursuivre en Faculté des études littéraires. Elle lisait beaucoup par goût, mais prenait aussi des leçons de musique et de dessin. Je sus par la suite qu'elle s'essayait à des historiettes et autres épigrammes qu'elle me fit lire que je trouvai bien troussés. Moqueurs parfois, jamais méchants. Elle avait le courage d'être elle-même, s'intéressait sincèrement à celles et ceux qui l'entouraient, décrivait leurs mesquineries et autres travers sans complaisance, égratignant ses victimes en faisant en sorte de ne pas les blesser. Car cette aimable fille était soucieuse avant tout de plaire.

« Vous devriez publier cela ! » suggérai-je, admiratif. Marianne hocha la tête. Elle ne pensait pas que ces libelles pussent avoir une quelconque valeur, ni surtout intéresser un éditeur. Qui plus est, elle prenait grand soin de ne pas trop manifester son esprit face aux jeunes gens de son âge.... Car, m'expliqua-t-elle, c'eût été le meilleur moyen de faire fuir ses cavaliers. La plupart du temps, elle avait affaire à des fats, soucieux du paraître au détriment de l'être, imbus d'eux-mêmes au point qu'elle devait les mettre en situation de figurer à leur avantage. La ficelle était grosse, mais en général, cela marchait. « Évidemment, je ne parle pas pour vous.... » crut-elle bon d'ajouter.

Je tombai sous le coup de son charme indéniable. Nous convînmes de nous revoir dans un autre café, plus éloigné de l'École forestière, où nous avions moins de chances de rencontrer mes chers camarades. Sans doute se gausseraient-ils de moi, pour m'être ainsi laissé ensorceler par une fille de six ans plus jeune, et cette idée me gênait un peu.

Marianne et moi partagions le plaisir de la lecture. De toute évidence, elle y consacrait plus de temps que je ne pouvais le faire et ses acquis dans ce domaine étaient de très loin supérieurs aux miens. Me plongeant dans l'univers si particulier de Jane Austen, qu'elle affectionnait, je m'efforçai de regagner un peu du terrain perdu. À quelques variantes près, je retrouvai dans ses romans toujours la même histoire : celle d'une jeune fille pauvre et spirituelle, qui n'arrive pas à s'établir, parce que la société de l'époque, décrite avec une précision naturaliste et non sans humour, exigeait que les promis fussent de conditions en rapport. Toutes les héroïnes de Jane Austen ont du fil à retordre avec leurs soupirants, présentés la plupart comme sots et prétentieux. Les sentiments mutuels, fruit d'une patiente et laborieuse alchimie, se développent commee à l'insu des personnages, il faut attendre la fin du récit pour les voir enfin s'épanouir et se montrer au jour. Et là, pour la plus grande déception du lecteur, au moment du « happy end », exercice obligé, lorsque le prétendant avoue presque malgré lui son inclination à l'ingénue (ou supposée telle), l'auteur annonce aussitôt leur prochain mariage et tout est dit. Je dis à Marianne que je me sentais quelque peu frustré, trouvant les chutes de ce genre trop expédiées. Elle n'en pensait rien, me conseilla d'être plus attentif, car il suffisait selon elle de lire entre les lignes pour entrer dans le secret des coeurs.

Les jours passaient, mon séjour à Nancy touchait à sa fin. Nous faisions de longues promenades côte à côte dans la campagne environnante, que je jugeais plate et morne. Cette adepte de Rousseau ne se plaignait pas de la pluie battante et de la boue collant à semelles et crottant nos habits. Elle trouvait mille beautés au paysage, en cette saison où la nature s'éveille et fait naître la tendresse dans l'esprit. Je m'offusquais pour ma part des tas de fumier placés devant les portes, réservant mes élans romantiques à l'espace forestier. J'appris à Marianne comment observer à la jumelle la glandée d'un chêne, elle en fut choquée... N'y avait-il pas quelque chose d'inconvenant à s'intéresser d'aussi près à la reproduction sexuée des grands arbres ? Je crus bon de lui préciser que ceux-ci connaissent aussi la voie végétative : tels les peupliers qui se multiplient par bouturage. S'il en était ainsi pour l'espèce humaine, ajoutai-je, les tourments amoureux et les conflits qui s'ensuivent lui seraient épargnés. Marianne ne me contredit pas sur ce point.

N'étant pas des végétaux, nous fleuretions ouvertement, en toute innocence et candeur. Marianne se gardait d'outrepasser les codes de la bienséance, ayant appris à maîtriser ses sentiments à l'aune de la pure raison. J'étais d'un tempérament plus tumultueux qu'elle. Nos relations se firent chaotiques. Accomplissais-je un pas vers ma Dulcinée ? Elle en faisait deux en sens inverse ! Ce genre de chassé-croisé finit par me lasser. Ma déclaration que, peut-être, elle attendait secrètement, ne vint pas, tant j'étais convaincu qu'en cas de tendre aveu de ma part, elle m'eût gentiment éconduit.

La seule idée d'un refus blessait mon amour-propre.

Elle était si jeune alors ! Son rêve de lecture et d'écriture, je m'en rendais bien compte, ne la portait nullement à pouponner, coudre et servir la carrière de son futur mari.

Au fait, pourquoi lit-on, pourquoi écrit-on ? Si je le savais....

Ayant fait une coupe claire dans nos amours, que je jugeais sans avenir, je la quittai sans lui dire adieu. Je ne regrettai pas la Lorraine... Marianne, si. Plus encore, le sentiment qui nous unissait.

Nous nous écrivîmes quelque temps, ne nous revîmes jamais.

Elle termina ses études et devint journaliste, en charge de la critique littéraire d'une revue catho. Elle publia aussi des récits et nouvelles, qui lui valurent un certain renom. Soucieuse de pleinement assumer sa propre existence, Marianne était trop indépendante et créative pour s'encombrer d'un époux. Elle eut sans doute des amants, mais honnêtement, je ne sais rien de sa vie privée. Toujours est-il qu'elle ne se maria pas. J'appris par la suite qu'elle fut victime à quarante deux ans d'une cruelle maladie, qui l'emporta.

Les écrivains (j'emploie un mot pour lequel on n'avait pas encore inventé de féminin) ne se laissent pas mourir. Tel le phénix, ils renaissent de leurs propres cendres. Ils se survivent eux-mêmes à travers leurs oeuvres. Marianne n'échappait pas à cette règle et par un singulier amalgame, son image se confond dans ma mémoire à celle de Jane Austen, qu'elle aimait tant.

Jane for ever !

 

Piste d'écriture : « Décrire un moment de lecture qui vous a marqué. »

Illustration : Portrait de Jane Austen gravé d'après un portrait ait par sa soeur Cassandra (1810)

Termes forestiers : Quelques termes du vocabulaire forestier, employés à plus ou moins bon escient dans le langage courant, figurent dans le texte. Un « baliveau »est une tige d'avenir, sélectionnée pour être maintenue dans le cadre de la conversion d'un taillis en futaie. Une « baderne » est un arbre « suranné » laissé comme porte-graine après la coupe de régénération. L'observation de la « glandée » des chênes permet précisément d'apprécier les chances de régénération naturelle d'un peuplement. Une coupe « claire » laisse place nette sur le terrain, contrairement à la « coupe sombre » qui n'est que partielle.

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