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10 mai 2012

LIBER TANGO, par Michelle Jolly

Une proposition d'écriture, née de la lecture d'une nouvelle d'Annie Saumont, "Equateur", parue dans le recueil "Un soir à la maison": et si on commençait notre texte avec un "Comme si"? Et si, en plus, on jouait avec les rythmes, comme sait si bien le faire Annie Saumont? Michelle nous embarque au rythme du tango...

michelletango« LIBER TANGO »

 Comme si avec son regard brun, direct, la fraicheur de son teint, sa voix aiguë mais douce, sa robe rose dragée brillante bien tirée sur son ventre rentré, comme si elle n’avait pas les moyens d’attirer enfin son attention !      Comme si avec son air d’hidalgo en retraite, ses jambes de danseur andalou, ses cheveux teints et gominés, son sourire de faïence blanche, et son aura de séducteur insolent, comme si, lui, ne devait pas la prendre par la main, la mener au centre de la piste, et l’entrainer au son du bandonéon.                
Pourtant, rien n’arrivait.   C’était le début de l’après-midi chez Manuel, odeur de bière forte et de poussière, celle soulevée par les pieds des danseurs sur la piste usée. «  Une journée comme celle-là, combien en ai-je vécue ? se disait-elle, gommant quelques rides sous le fard devant le miroir du vestiaire, je ne suis plus jeunette, trichant un peu, mais la jambe souple et une taille sans plis !      Comme si on était tentée de reprendre les mêmes chemins, poussée inexorablement vers la lumière de nos envies ; c’était loin maintenant cette fièvre des fins de semaine au café Manuel,  en centre-ville. Les jeunes, agglutinés,  se retrouvaient là ; « J’attendais quoi ? le tango m’attirait comme un aimant. J’aimais regarder les danseurs, j’essayais, chez moi, un peu gauche,  comme si j’étais au centre de la piste ! et puis un jour on avait pris ma main, ma taille, fermement, un souffle dans mon cou, je me laissais guider, surtout, par « liber tango » que le bandonéon racontait. Comme si c’était une évidence, je me laissais emporter, les notes martelaient decrescendo, une chute, comme si l’on tombait dans quelque chose de tendre, meilleur, apaisant ; puis derrière, tout à coup, le violoncelle et son chant, s’imposant, une ligne, qui maintenait l’équilibre, là-haut : tomber, tenir, tomber, tenir, et cette main qui soutenait l’ensemble. Comme si j’avais pu savoir ! Lui…Je l’ai suivi dix ans, puis ne l’ai plus revu…  pourquoi celui-là, aujourd’hui ? »

Comme s’il fallait toujours une raison ! il est le plus acharné, le meilleur, le plus élégant, des danseurs du Boedo, danser avec lui c’est une promotion, une  apothéose, pensait elle, comme si cela devenait une question vitale !

Depuis près de quinze ans, elle revenait, l’après-midi du dimanche, chez Manuel, la musique était bonne et les danseurs souvent professionnels .Un spectacle de première ordre.  Corps pliés, rythmes lents, puis rapides, dos renversés, pieds glissant et se croisant dans des arabesques compliquées, elle venait pour le tango, et ne s’en lassait pas. Comme si son corps ne lui appartenait plus, elle vibrait, se concentrait sur leurs pas, admirait les envolées, enviait les rapprochements, cette joue si proche, cette jambe qui s’enroulait, elle sentait presque la sueur dans son dos ;. Comme si elle avait quitté son siège, une seule fois ; trop timide, maladroite,  ses jambes  rivées au sol.  Au fil des années elle s’enhardissait, elle avait maintenant un siège au bord de la piste, mais regardait souvent ailleurs, peur qu’on vienne l’inviter, trop tard, alors elle se levait, se rapprochant du bar, s’y attardait, et finissait par partir plus tôt que prévu ; .Le temps passait, elle s’était faite une raison, remisé au placard la robe rose, puis la pailletée, une folie ! Essayait enfin une noire, simple, la serrant un peu, un  rien de peau découverte, une seule coquetterie, des anneaux d’or brillant à son bras.

Comme si elle avait en  mémoire tout un répertoire dansé, comme si ses pieds le connaissait par cœur, elle le regardait encore, lui, le meilleur danseur d’Argentine, pensait elle,, son grand corps la frôlant presque, ses mains fines soutenant à peine sa danseuse, puis fermement la renversant, son regard dans le vague, comme s’il y avait un horizon à fixer.  C’est là qu’elle décida :  "Maintenant ça suffit ". Puis se leva pour partir.

Alors, comme si le bandonéon se réveillait, comme si c’était le moment, la minute sensible, il attaqua fermement » Liber tango » vieil air de Piazzolla ; hésitation dans la salle, un instant en suspension, elle se retourna,  surprise, dans le martèlement des premiers accords ; machinalement, l’homme prit sa main, les bracelets tintèrent un peu, et elle se retrouva  sur la piste.         

Début rapide, pas pivotés, renversés, les pieds se croisaient, s’évitaient,, et comme si la danse effaçait tout, sa fébrilité de gamine attardée, les allures d’un autre âge de son danseur, ils dansaient, joues rapprochées, dans l’indécence désuète de ce tango, prés, tout près, comme s’il n’y avait qu’eux, comme si c’était la chose la plus importante au monde.

Quand le bandonéon s’est tu, il la raccompagna à sa place, et lui dit tout bas « Vous dansez bien ! il faudra revenir demain.. »

  

 

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