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14 décembre 2012

Coup de froid sur le Bugarach, par Jean-Claude Boyrie

Coup de froid sur le Bugarach.

 

Clapas-sur-Lez, le 12-12-12 à 12 h 12

Je me souviens de ce douze décembre fatidique, de l'atmosphère d'Apocalypse qui régnait ce jour-là, du fait d'une insolite succession des  « douze ». Et pour cause ! Douze est le nombre de la perfection, c'est celui des tribus d'Israël et des mois de l'année, sauf dans le calendrier maya, qui en compte vingt, notez ceci pour la suite. Le Christ eut douze Apôtres, mais fut trahi par le dernier, qui se pendit. Le pendu est la douzième carte du tarot de Marseille, utilisé pour la voyance. Au final, je n'ai jamais bien compris si le chiffre douze porte bonheur ou malheur : les avis sont partagés.

Ce jour-là, me rendant à la supérette voisine pour y acheter des oeufs à la douzaine, je fus saisi par un froid glacial. Le pare-brise de ma voiture était couvert de givre. Au pâle soleil de midi, je me trouvai les yeux noyés dans une lumière bleue et rose. La tramontane venait de se lever, balayant dans le ciel les nuages matinaux. Le thermomètre avait brusquement plongé de plusieurs degrés, il ne remonterait pas de la journée. Je frissonnais dans ma gabardine trop légère. Ce vêtement, inefficace en tant que coupe-vent, ne me protégeait pas suffisamment.

Ce fut ce matin-là que je décidai de tout arrêter. Pourquoi avais-je acheté ce magazine ? Que ne l'avais-je refermé dès la première page, au premier mot ? Mais non ! Tout de suite, ce titre accrocheur m'avait fasciné : « La fin du monde est pour le 21 décembre 2012 ». Cette information percutante, livrée crue et nue, brute de décoffrage, valait bien trois euros quatre vingt. J'achetai le journal, le lus d'une seule traite et ce fut pour moi l'instant où tout bascula. Un déferlement de prose eschatologique m'inonda. Les commentaires se succédaient en cascade. Ils dégoulinaient, tous plus ésotériques les uns que les autres, mais de la « une » à la dernière page du journal, il n'était question que de cela. J'y trouvai tous les détails, toutes précisions utiles, sur la catastrophe annoncée. Oui, mais comment y échapper ? Selon l'auteur de l'article, il n'y avait qu'une décision à prendre et une seule : quitter son domicile et ses activités toutes tâches cessantes, pour se rendre au plus vite au pic de Bugarach, désigné comme le seul point du globe qui serait épargné par le cataclysme à venir. Tout candidat à la survie devrait s'installer là pour y vivre en cénobite tranquille, délaissant sans regret le tumulte de la ville et ses vaines distractions.

Je me ruai illico sur le topoguide des Pyrénées audoises. J'y vis que cette étrange montagne se trouve dans la région de Quillan. Elle culmine à douze cent mètres et quelques, on découvre à son sommet le superbe panorama de la vallée de l'Agly. À la belle saison, l'ascension du pic de Bugarach n'a rien d'un exploit, un randonneur moyen met un peu plus de trois heures à le gravir. En plein hiver, l'exercice peut s'avérer nettement plus périlleux. Ce lieu fourmille de légendes sur les Wisigoths, les Cathares, les Templiers et autres détenteurs réels ou supposés de trésors cachés.

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Un millénaire plus tôt :

Uaxactùn, cité perdue au milieu de la jungle guatémaltèque, « Eb », 12ème jour(kin) de « Ceb », douzièmemois (uinal )de l'année (haab) « Un-Jaguar ». L'an mil de notre ère.

Longtemps avant que ne s'écrive la Popol Vuh, Livre du Temps, Livre des Évènements, ce pays s'appelait « Les Agaves ». La civilisation maya brillait de tout son éclat. En ce temps-là, le mage At' Chum Hat'swe, astronome officiel à la Cour, un vieillard vénérable et chenu, présentait à Chpiyakok, le Roi-prêtre du peuple quitché, le résultat de ses savants calculs. Il avait consacré sa vie à observer la course des astres errants au firmament, évaluant leurs différentes grosseurs et luminosités, appréciant leurs déplacements respectifs parmi les étoiles. Il en avait tiré de funestes présages. Le ciel s'étendait, limpide. Ce jour-là, une comète avait traversé la constellation des Pléiades. Selon la tradition du peuple maya, les douze étoiles qui la composent sont autant de génies célestes qui disparaissent et renaissent au début de l'année nouvelle, quand le soleil arrive au zénith, annonçant la saison des pluies. Les yeux de ces créatures sont tels des escarboucles, leurs dents d'émeraude resplendissent comme la face du Ciel. Le mage détermina d'après ces signes que, mille ans plus tard, très exactement, une collision cosmique se produirait, qui réduirait le monde à néant. Les hommes, qui sont par essence des êtres mauvais et pervers , seraient exterminés et leurs visages, détruits, comme effacés de la surface de la terre. Seuls seraient épargnés ceux qui trouveraient refuge sur la montagne Meawan, dont le nom signifie « Ravin coupé ». Alors viendrait l'avènement de Hunahpu Chbalanké, le Seigneur à la Sarbacane, « celui pour qui le soleil s'arrête là où il regarde ». La sarbacane symbolise à la fois le rayon solaire et la supériorité de l'intelligence et de l'adresse sur la force brute.

maya1Ainsi parla le sage At' Chum Hat'swe. Ses dires furent corroborés par trois autres astrologues, tous de grande expérience et que l'on tenait à la Cour pour dignes de foi.

Le Roi-prêtre Chpiyakok, prince de la cité de Uaxactùn, prit très au sérieux ces sombres prédictions. Il ordonna qu'en remerciement de ses bons offices, le devin fût gratifié d'un collier et d'un pectoral de jade, et que ses paroles fussent gravée sur les murs du palais, afin que les générations à venir se souvinssent de la redoutable sentence. Pour apaiser le courroux des dieux, et rétablir l'équilibre du monde, dix vierges sans souillure, choisies parmi les plus belles du Royaume, furent sacrifiées. Leur coeur dansa sur la braise ardente en l'honneur du Seigneur à la Sarbacane. Les prêtres recueillirent dans un vase sacré la sève jaillie de leur tronc décapité, rouge comme le sang du copal, l'arbre à encens. Le précieux liquide y coagula dans l'instant. On fit brûler cette gomme-résine dont l'arôme agréable alla chatouiller les narines du dieu. Pour finir, les dépouilles des innocentes victimes furent jetées dans le cénote, un puits sans fond.

L'on fit fermenter pendant trois jours du pulque et le peuple quitché but sans mesure. On s'enivra.

 Sans être pris de boisson, mais perturbé par la lecture de l'article, j'errai comme une âme en peine parmi les rayons du supermarché. Bien que n'ayant pas le coeur à faire des emplettes, je me forçai à remplir mon chariot, sait-on jamais ce qui peut se passer ? Et puis, il faut bien manger et boire quelque chose, n'est-ce pas, même quand la fin du monde est annoncée. Je remarquai, cherchant ma douzaine d'oeufs parmi les rayons dévalisés, que la date de péremption n'était pas mentionnée. Aucune validité n'était postérieure au 21 décembre sur les barquettes d'aliments préemballés. Lors des opérations d'étiquetage, on avait tout bonnement remplacé les chiffres par des points d'interrogation, voire des points d'exclamation. Pas très réjouissant, me dis-je.

Impossible, bien sûr, de trouver un quelconque calendrier ou agenda valable pour l'année 2013, personne n'avait pris le risque d'en éditer, trop d'incertitude grevait le prochain millésime.

Me dirigeant vers le rayon des jouets, cadeaux en tout genre et autres cartes de voeux (que pouvait-on se souhaiter en pareil cas ?), je ne pus rien me procurer sinon des couvertures de survie. Question textiles, j'aurais bien aimé pourtant des vêtements chauds pour me protéger des températures polaires qui ne manqueraient pas de régner au sommet du Bugarach durant ma nuit cathare, mais pull-overs de laine, mitaines et parkas faisaient cruellement défaut, le stock était parti comme des petits pains.

Au moment de régler mes achats, la caissière exigea que ce fût en liquide. On n'acceptait plus que le cash, vu que l'usage d'une carte de crédit a pour effet que le compte correspondant n'est débité qu'en fin de mois. Or, que pouvait en l'occurrence signifier l'expression « fin de mois », cause habituelle de tous les soucis ? Lesdits soucis ne disparaîtraient-ils pas d'eux-mêmes, dès lors que le monde aurait définitivement cessé d'être.

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Guatémala City, cinquante ans plus tôt. L'éminent archéologue Alberto Luz Rhuillier, découvreur de Uaxactun, revenait juste d'un séjour de trois mois dans la jungle. Cela faisait presque dix siècles que la végétation s'était refermée sur le ruines de l'antique Cité, mystérieusement abandonnée par ses occupants. On n'y trouvait plus âme qui vive. Que s'était-il exactement passé en l'an mil de notre ère ? Qu'était-il advenu de ce royaume ? La disparition de ses habitants était-elle le fait d'une guerre, d'une épidémie, ou tout simplement d'une famine, consécutive à des changements climatiques ? L'archéologue avait bien sa petite idée là-dessus. Un raisonnement logique eût prouvé qu'une civilisation arrive à son déclin lorsqu'il y a plus de gens pour régir les institutions ou réciter des prières, bref pour brasser du vent, que pour cultiver les champs. Uaxactùn, de même que les autres cités mayas, n'avait pas échappé à cette règle de simple bon sens. Les générations futures devraient en prendre de la graine, si l'on ose dire, pour assurer leur survie.

Alberto avait procédé avec son équipe à un relevé exhaustif et minutieux des inscriptions hiéroglyphiques ornant les temples et palais, dégradées par dix siècles de pluies incessantes. Il y était question, lui sembla-t-il, de l'histoire du pays d'Agave, du peuple quitché et des hauts faits de ses souverains. À l'époque, les savants ne pouvaient lire ces inscriptions que par bribes, car ils n'avaient pas encore déchiffré l'écriture des Mayas, ni trouvé la clé de leurs signes. Certains idéogrammes leur posaient des problèmes d'interprétation, du fait de leur signification multiple. Par la suite viendrait la révolution informatique. Les ordinateurs permettraient des regroupements, des tris, de savantes comparaisons qu'on ne pouvait alors même imaginer. Au final, le sens des inscriptions de Uaxactùn finirait par apparaître aux chercheurs. Ils découvriraient avec stupéfaction les arcanes de la prédiction d'un certain At' Chum Hat'swe, que ce mage avait calculé, l'année et le jour exacts où le difficile équilibre du monde serait rompu. L'évènement tant redouté se produirait au bout de 890000 kin (jours) soit 1000 tùn (ans) ou si l'on préfère 50 katùn, lesquels représentent 2 baktùn et demi. Le décompte selon le système de numération maya, qui fonctionne sur le mode vicésimal, était d'une simplicité enfantine. Une fois les dates converties dans le calendrier grégorien, l'on aboutissait au 29 décembre 2012. Il fut plus difficile de déterminer le lieu précis qui serait épargné par la catastrophe. En se basant sur les coordonnées célestes fournies par le mage, et en apportant le correctif indispensable lié au mouvement des constellations depuis dix siècles, nos modernes cosmographes finirent par se mettre d'accord. C'est ainsi que la mythique montagne Meawan fut assimilée au Pic de Bugarach.

maya3Dans un premier temps, le secret des inscriptions de l'antique Uaxactùn fut jalousement gardé par la Communauté scientifique. À l'approche de la date fatidique, il fallait avant tout éviter d'inutiles mouvements de panique. À quoi bon s'affoler, puisqu'on n'y pouvait rien ? Plus possible à notre époque de trouver des vierges à sacrifier pour apaiser la colère divine ! Il se produisit malheureusement des fuites. Elles donnèrent lieu à un scoop remarqué sur le site Médiapart. Une chose après l'autre, la funeste information fut reprise par les tabloïds, la presse écrite et télévisuelle, avant que l'annonce de la fin du monde ne parût dans le Direct 34 et le 20 minutes.

Ce fut alors une marée humaine, un branle-bas de combat général dans l'Aude, qui s'accompagna de spéculations désordonnées. Les prix de l'immobilier grimpèrent en flèche. Aucune chambre d'hôtel, aucun gîte, aucun meublé, ne furent bientôt plus disponible dans la région de Quillan. Des bunkers furent aménagés en sous-sol par des promoteurs astucieux, là-même où ne poussaient naguère que la vigne et l'olivier. Mais ces abris de luxe étaient réservés aux seuls milliardaires, lesquels durent déserter, une fois n'est pas coutume, leur paradis suisse ou belge. Pour ce qui est du vulgum pecus, ou de ceux qui s'y étaient pris trop tard, il fallut se contenter de simples bivouacs. À la veille de la catastrophe annoncée, une foule hétéroclite était rassemblée sur les flancs pelés du pic de Bugarach. Qu'importait le caractère inhospitalier du site en cette fin du mois de décembre ! Qu'importaient rhumes et bronchites à ceux qui craignaient d'y terminer leurs jours !

Suivant les conseils du mage At' Chum Hat'swe, l'on se munit pour la nuit de lampes à huile et de longues torches au manche d'obsidienne. Vus de la plaine environnante, ces pâles falots aux lueurs fuligineuses clignotaient, tels de tremblantes lucioles. À minuit moins le quart, une rumeur grandissante se propagea dans la foule assemblée. À minuit moins une, toutes les cloches du canton sonnèrent le tocsin. On s'attendait au fracas du tonnerre. Les plus pieux parmi ces pélerins de l'absurde, qui se croyaient voués à une mort imminente, entonnèrent le Dies Irae.

À minuit une, un grand silence s'établit. Peut-être les montres retardaient-elles, à moins que le temps ne se fût lui-même arrêté.

À minuit et quart, aucun fait nouveau ne s'était produit. La foule, animée d'un vague sentiment de déception (tout ça pour ça !), commença à se disloquer. On devait voir ce que l'on allait voir, mais en fait, on n'avait rien vu, rien entendu, il ne restait plus qu'à circuler.

Les affaires reprirent comme si de rien n'était. Les entreprises s'engagèrent de plus belle dans la voie des plans sociaux, le chômage s'accentua de façon dramatique, ainsi que l'endettement des ménages. La croissance piqua du nez. Les agences de notation attribuèrent et retirèrent à nouveau leurs doubles et triples A, comme un compositeur jette de doubles et triples croches sur sa partition. Les banques revinrent à leurs errements antérieurs : elles recommencèrent à jouer à la roulette les fonds de leurs clients, tandis que leurs dirigeants et traders obtenaient des bonus éblouissants.

Bref, tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes possible. C'est alors qu'au pays d'Agave, au pied de la montagne Meawan où ils avaient été ensevelis, les ossements d'At' Chum Hat'swe et de ses trois acolytes se retournèrent dans leur tombe.

Quels cons ! Mais quels cons !! Mais quels cons !!!

Les mages s'étaient plantés dans leurs prévisions. Ils avaient tout simplement confondu la crise économique avec la fin du monde. On n'y pouvait plus rien. Tant mieux ou tant pis pour leurs lointains successeurs de l'an 2013. Ils allaient devoir faire avec.

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 Illustrations : hiéroglyphes mayas, masque en mosaïque de jade du groupe Ah-Canul, Oxkintok, Yucatan (classique tardif)

Source: Extraits librement adaptés du Popol Vuh (Livre des évènements), version d eAdrian I. Chavez, Gallimard

 

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Commentaires
V
La chute est inattendue et pourtant la plus réaliste :) Merci pour ce bon moment de lecture
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