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14 janvier 2013

Virgule flottante, par Jean-Claude Boyrie

Virgule flottante

MARTHE

La salle de bains de Marthe.

 Durant sa carrière de peintre, il n'a eu qu'un modèle, Marthe. Enfin c'est tout comme, abstraction faite d'une courte période d'infidélité ; la lui a-t-elle assez reprochée ?

De modèle, cette petite femme énigmatique est devenue sa compagne ; et sur le tard, son épouse : il faut bien faire une fin. Il la représente nue de préférence, on la voit partout, sous tous les angles, sous toutes les coutures, à tous les âges de la vie. Peint-il un paysage, une nature morte ? Elle est toujours là quelque part, dans un coin du tableau. La salle de bains de Marthe est son lieu de prédilection. Elle y passe le plus clair de son temps. Elle pose accroupie dans son tub ou bien se laisse aller, telle une algue, dans sa baignoire. Le fond multicolore de la salle de bains est un écran magique ouvert sur tout : c'est comme si le dehors s'invitait au dedans.

La lumière de Provence y coule à flots. Les rayons du soleil et le souffle du mistral embrasent cette mosaïque de carreaux petits et grands. La Grande Bleue est aussi présente. Un remugle d'ulve et de vulve se mêle à la volupté du bain. Dans cette atmosphère confinée, les senteurs de la garrigue et les embruns de la mer se mêlent à l'envi. Chaque saison apporte là ses couleurs et ses parfums. Fin janvier, c'est l'explosion des mimosas, un peu plus tard le feu d'artifice neigeux de l'amandier. La floraison des cerisiers et des pêchers marque le début du printemps. En mai, font irruption les senteurs discrètes du thym et du romarin. Puis vient le temps des roses, auquel succède au fil de l'été le ballet des azalées et des dahlias.

Nue et menue - pensez donc : cinquante kilos toute mouillée - Marthe se fond dans son monde aquatique et végétal. Elle se complaît en cet état de torpeur domestique – qui n'est qu'une forme du bonheur tout court. Le plus curieux, c'était qu'après avoir été peinte et dépeinte ainsi trente ans durant, elle semble sur la toile avoir toujours le même âge. C'est comme si le temps glissait sur elle, épargnant ses outrages à son corps d'éternelle adolescente. Marthe a gardé son imperceptible sourire et fait toujours la même moue. Elle ondule, ondoie, et l'ennui se noie en mous remous.

Voleur de plage.

Le dimanche, quand le temps s'y prête, on se rend à la plage seul... en couple… en famille, c'est selon. Le littoral est alors mieux préservé, moins fréquenté qu'il est aujourd'hui. Comme on dit, les congés payés ont tué la Côte. Il suffit pour constater le changement d'ouvrir l'album de photos du peintre. De vieux clichés sur fond sépia conservent à jamais le souvenir des temps heureux. Pourquoi faut-il qu'on les regarde aujourd'hui comme objets de musée ? On y voit déambuler Marthe en bord de mer, nettement plus couverte qu'à la maison. Dame, elle redoute le soleil. À l'époque, une coquette sait bien qu'il n'y a rien de tel pour gâter son teint. Qu'elle doit porter des vêtements couvrants, un chapeau de paille à larges bords, pour se prémunir de ses rayons nocifs,. Marthe ajoute une voilette ou s'abrite sous l'ombrelle qui la dérobe au regard d'autrui, masque en partie le paysage.... Quelle importance ? Son peintre de mari s'est fait voleur de plage ! Il dérobe pour elle, au gré de son pinceau, le ciel laiteux, camaïeu de bleus et de gris, les friselis d'écume sur l'eau, dentelle blanche, le ton chaud du sable et la masse brune du goémon ! « L'émotion vient à son heure », dit-il, ajoutant : « Jamais la lumière n'a été aussi belle ! »

 La fille qui marchait sur l'eau.

 Il s'est toujours plu à fixer sur la toile la fluide jeunesse de son modèle. Un peu comme un défi au temps qui passe. Hélas, celui-ci n'en fait pas moins son oeuvre ; on ne peut que se laisser emporter par son flot sans retour, et que nul n'a pouvoir d'arrêter. Les années s'écoulent l'une après l'autre, inexorablement, chacune apportant son lot de misères et d'avanies. Marthe se révèle davantage en son émouvante fragilité, se replie sur elle-même, ne supportant d'autre présence auprès d'elle que celles de son compagnon et de son chat. Un certain lundi de janvier, Marthe s'éteint. Sur son agenda, le peintre trace une petite croix. Et le mot « beau », c'est tout. La maladie et la mort font partie de la vie. Le fantôme de Marthe hante la maison, présence absente, absence présente. Alors il ferme à double tour la porte de sa chambre, il n'y reviendra plus, et ne cesse de peindre. Un crayon et du papier traînent dans la poche de sa veste flottante. Le dimanche, qu'il fasse beau, qu'il pleuve ou qu'il vente, il se rend toujours sur la même plage, qu'il arpente de son pas nerveux. C'est là qu'il retrouve Marthe, ombre émouvante, algue mouvante ballottée au gré du ressac. Elle n'est plus, mais restera dans son souvenir : « la fille qui marchait sur l'eau ».

MER

Pistes d'écriture :Titres « détournés » (Jeanine Teisson/ Jeanne Harris-Siddhart/ Sahanvant Shangvi)

Illustrations:Pierre BONNARD, Nu dans la baignoire, v. 1941-46, h.s.t. 122 x 151 cm, Carnegie Museum of Art, Pittsburgh (Pennsylvanie).

Pierre BONNARD, la Mer à Saint-Tropez, v. 1936, h.s.t. 46 x 55 cm, Coll. Part.

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