Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
30 janvier 2013

Polmme reinette et pomme d'api, par Jean-Claude Boyrie

Pomme reinette et pomme d'api.

POMMIER

Le marché de l'Esplanade, neuf heures du mat', un jour d'élections. Tramontane soutenue, un temps froid mais sec, autour de cinq degrés au thermomètre. Les passants emmitouflés considèrent avec indifférence les panneaux électoraux, déjà lacérés ou barbouillés. Qu'importe d'ailleurs, puisque demain tout aura disparu. Les visages des candidats s'affichent en gros plan, assortis de professions de foi rabâchées. Cela mérite à peine un coup d'oeil, on peut dire que les jeux sont faits. Les électeurs qui sortent du bureau de vote à côté vont faire leurs courses dans la foulée. Ils croisent la garde montante de ceux qui n'ont pas encore accompli leur devoir électoral. Rien de plus naturel qu'après avoir empli les urnes, éventuellement les sanisettes, on songe à garnir le cabas.

Tiens ! Que fait cette dame bien mise, du genre « T'as vu ma pomme ? », devant l'étal de reinettes des Cévennes ? L'acheteuse s'impatiente : il n'y a personne pour la servir.

Avec ce froid, pensez donc, ce n'est pas agréable de « pommeauter » (un substitut du verbe poireauter). Il est vrai que ça fait un bon moment que cette dame est là. Le temps de reluquer celles et ceux qui l'entourent. Elle-même se définit en tant que « grenouille météorologique ». Sa couleur varie avec le temps qu'il fait. Elle catalogue les jeunes comme un « marché émergent ». Qui saurait prévoir le vote de cette fille qui la cotoie en jeans et baskets, smartphone à la main, écouteurs aux oreilles ? [pomme-pomme girl à croquer, suffrage qui peut compter !]

« Has been » : Oui, l'expression convient bien à ce couple de seniors endimanchés. [Ah ! Les retraités , ces conservateurs invétérés ! On va tirer de leurs bas de laine les pommes d'or du jardin des Hespérides …]

Ce type au look déjanté doit faire partie des écolos [Prudence avec eux ! Ces gens-là composent un frange électorale mouvante, pas facile à cerner].

Avec tout ça, Jo n'est pas encore arrivé.

La dame consulte à nouveau sa montre et ne cache pas sa mauvaise humeur contre le tenant du stand : « Non, mais qu'est-ce qu'il fabrique ? Je ne vais pas rester plantée là des heures, comme une conne, à me geler ! »

À droite comme à gauche, on tente de contenir la cliente irascible.

«  Un peu de patience, Madame, on fait la queue, on est dans le même cas que vous. Le marchand de pommes est juste parti prendre un café. Il ne va pas tarder à revenir. Le pauvre, à son âge, il a besoin de se réchauffer !

  - Va pour le café... Tout de même, il est bien venu pour vendre ses pommes, oui ou zut ? 

Une ménagère avisée intervient, elle a déjà fait son tour de marché, noté, comparé tous les prix :

  - Si vous êtes pressée, changez de banc. À trois pas d'ici, la petite blonde de Melgueil fait des pommes en promo : la Golden à 2 euros 70, la Chanteclerc à 3 euros 50.

  - Vous voulez rire ! Ce n'est pas de la marchandise produite en série qu'il me faut. Moi, je veux de la reinette des Cévennes, une pomme au parfum de terroir.

L'écologiste, ou présumé tel, opine du chef :

« Vous avez raison, la reinette est la reine du compotier ! J'en croque une au saut du lit, chaque matin, juste pour le plaisir et la mise en forme. Grâce à elle, on se sent plus près de la nature. Avec les autres variétés, on en voit des vertes et des pas mûres.

Le couple âgé se veut conciliant :

  - Les pommes de Jo sont plus goûteuses et plus charnues, elles se gardent au frais plus longtemps. Publicité non payée ! Alors, ça vaut le coup d'attendre.

  - Oui, mais là, vous voyez, je n'ai pas que ça à faire.

  - Alors, madame, poursuivez vos courses. Vous repasserez dans un moment.

  - Vous en avez de bonnes ! On est déjà cinq à faire la queue ici. Pour un peu que je m'éloigne, il va encore arriver du monde. Entre temps, j'aurai perdu mon tour.

  - C'est vous qui voyez.

Pas besoin de se colleter pour ça ! La dame au collet monté colle à son cache-col. Elle fixe un petit nuage au dessus d'elle et s'enferme dans un silence obstiné. Trois minutes s'écoulent, le temps de cuire un oeuf à la coque. Un mouvement, non un frémissement, se produit derrière l'étal.

Tout le monde croit que Jo est revenu.

Non, ce n'est pas lui, mais quelqu'un d'autre qui ne lui ressemble pas. Une personne en blouse grise plutôt corpulente, sans rapport avec la silhouette familière, a pris place derrière le stand. L'assistance identifie avec surprise la marchande de volailles.

« À qui le tour ? » demande la nouvelle venue, comme si de rien n'était.

Évidemment, tout le monde se précipite à la fois. Bousculade. Noms d'oiseaux.

«  Pas de panique. La file, c'est de ce côté !

  - Sauf que j'étais là avant !

  - Non, c'est mon tour !

  - Et nous donc, ça fait une paye qu'on attend ! 

  - À qui la faute si Jo n'est pas là ?»

La marchande de pommes par intérim prend un air consterné.

« Arrêtez de vous chamailler, M'sieurs dames, on se croirait à la basse-cour ! Moi, je viens du banc juste en face, juste pour dépanner. Avec ça que j'ai ma volaille à découper, et pas dix bras ! Si vous n'êtes pas contents, faites appel à l'ostréiculteur à côté. C'est un chic type. Ou alors, pesez les vous-mêmes, vos pommes et surtout n'oubliez pas de faire l'appoint dans le tiroir-caisse !  »

Elle a dit tout ça d'une seule traite, comme pour se soulager de ce qu'elle a sur le coeur.

Miracle ! L'admonestation de la vendeuse bénévole a produit son effet. Pour ne pas faire de jaloux, elle sert alternativement : une personne à droite, une personne à gauche. Vient enfin le tour de la dame comme-il-faut, celle qui était si pressée.

« Avez-vous fait votre choix, Madame ?...Oui !  À la bonne heure ! Combien vous en faut-il ?

  - J'en voudrais deux kilos bon poids.

  - Quelle catégorie ?

  - Ben, des pommes à 1,90.

  - Vous voulez dire : celles de la pile de droite.

  - Non, prenez dans l'autre tas. Je veux des pommes bien calibrées et sans tavelure.

  - Oui, mais celles-là valent 2,30.

  - Et si j'en prends trois kilos ?

  - Ça fera six euros.

  - Je lis « cinq les trois » sur l'étiquette.

  - Oui, mais ça s'applique aux pommes à compote.

  - Êtes-vous sûre ? Et si je demande à Jo ? Habituellement, lui me fait des prix.

  - Justement, je le vois qui reviens. Expliquez-vous directement avec lui. Je m'esbigne.

La cliente arbore son sourire le plus radieux.

«  Bonjour, Jo, vous me reconnaissez ?

-  Si je vous remets, Madame ? Il faudrait être aveugle. En période électorale, on ne voit que vous chaque semaine.

  - Allons, qu'il pleuve, qu'il vente ou qu'il gèle, je vous sais toujours fidèle au poste. Voilà pourquoi votre banc est si achalandé !

  - Parce qu'ici la reinette est reine. Alors, combien vous m'en prenez ?

  - Trois kilos, comme d'hab.

  - Celles de gauche ou celles de droite ?

  - Celles de gauche, les meilleures, bien sûr. C'est juste que dimanche dernier, vous m'avez fait les grosses au prix des moyennes.

  - Vous êtes sûre ? Je devais avoir perdu la boule. Enfin bon, qu'est-ce qu'il vous faut

La cliente se retourne et fait un geste un peu trop brusque pour désigner le produit convoité. Les pommes roulent sur le sol. Pas de chance, ce sont les plus grosses, celles à 2,30.
Jo s'arrache le peu de cheveux qui lui restent. De la si belle marchandise ! "

  " Qu'est-ce que je vais en faire de mes pommes, maintenant qu'elles sont tombées ?

  - Vous me les ferez bien à 1,90.

  - Non, je vous les donne. Je sais que vous êtes pressée et qu'on vous attend au bureau de vote. Pour vous, ce ne sera rien du tout, Madame la députée. Au fond, nous nous ressemblons. Vous cueillez les suffrages comme moi les reinettes. Tout à l'heure, quand vous ferez la permanence, croquez-en une si vous vous sentez un petit creux, cela vous donnera des forces. Et surtout pensez à moi si vous êtes élue, on déroulera le tapis rouge".

REINETTE3

 

 

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité