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3 février 2013

Brocéliande, par Jean-Claude Boyrie

 

MERLIN

Brocéliande.

 Ludovic.

Ce 5 octobre 55 est dans mon souvenir une journée froide et pluvieuse. Cette date correspond, à peu de choses près, à mon entrée en classe de cinquième. Je n'étais pas peu fier d'être là, dans ma blouse neuve, toisant le monde du haut de mes dix ans (nota : deux fois cinq : fastoche à se rappeler avec tous ces cinq !).

Je revois les murs défraîchis de la salle de classe, un pupitre en bois entaillé, couvert de graffiti par des générations de collégiens ; je retrouve sur la photographie d'alors en noir et blanc l'élève appliqué que j'étais (en apparence), se penchant sur la feuille blanche, en train de tremper sa plume-sergent major dans l'encrier de porcelaine. Je me souviens du sujet de rédaction sur lequel je planchais ce jour-là, que je trouve aujourd'hui d'une consternante banalité : « Racontez votre dernière promenade en forêt ». J'avais trouvé la première phrase : « Il pleuvait fort sur Brocéliande.... ». Ensuite, à cours d'inspiration, je m'étais arrêté là, sous le regard médusé de mon voisin de table.

Merlin.

Comme je te comprends, mon petit ! En six mots, tout était dit. On n'a pas besoin de poursuivre après un tel incipit ! La suite du texte eût été pur bavardage. Je reprends :

« Il pleuvait fort... » : il pleut souvent, c'est un cliché, sur la Bretagne, encore qu'il s'agisse plutôt de crachin que de grosse pluie. Qu'importe ? Cela fait partie de l'image du pays. Quand on a la Bretagne dans la peau, on l'aime par tous les temps. Poursuivons :

« …sur Brocéliande » : un lieu magique ! Au fait, y es-tu allé, fiston ?

Ludovic.

Non. Ce nom me fait rêver, mais pour être franc, je ne sais même pas si la forêt de Brocéliande existe, encore moins où elle se trouve. J'ai cherché sur une carte. À son emplacement supposé, figure un nom : forêt de Paimpont. Moi, ça m'a fait plutôt rire. « Pim-pon, pim-pon », c'est comme la sirène d'un camion de pompiers.

Merlin.

Je ne vois pas ce qu'il y a de drôle, et pourtant j'en entends, des quolibets en tout genre. Moi qui te parle, on me confond souvent avec un magasin, c'est carrément vexant ! Merlin, le roy du bricolage, ça ressemble à quoi ? Tiens ! Je sens qu'il va falloir faire ton éducation, mon petit. Brocéliande n'appartient pas au monde où tu vis. C'est un lieu imaginaire, impalpable, celui de tous les possibles. L'air y est plus léger qu'ailleurs. La forêt de Brocéliande est le point de rendez-vous des enchanteurs, des lutins et des fées : autant de créatures qu'on ne peut voir qu'avec des yeux d'enfant. La plupart des gens se promènent à Paimpont sans rien remarquer. Avec toi, je sais que c'est différent. Alors, ferme les yeux, concentre-toi sur ce monde invisible et décris-moi Brocéliande.

Ludovic.

J'aperçois de vieux chênes couverts de mousse. Il y a du bois mort en train de pourrir. Je sens l'humidité qui suinte de partout. L'eau ruisselle et dégouline sur mon visage au travers des frondaisons. Une bonne odeur de feuilles mortes et de champignons émane de la litière en décomposition.

Merlin.

Il est vrai que mon royaume est humide et qu'il y fait généralement bien frais. Tel que tu me vois, je traîne un coryza chronique et j'ai toujours la goutte au nez !

Ludovic.

Au fait, où se trouve ta maison ?

Merlin.

Ça, petit, c'est top secret ! Je tiens à ma tranquillité, vois-tu. Comme je viens de t'expliquer, mon antre est caché. Bien sûr, on peut tomber dessus comme par hasard, sans l'avoir fait exprès. Parfois, un passant égaré perçoit une étrange lueur entre les arbres. C'est là que j'ai pris ma retraite avec la bonne fée Viviane, ma compagne.

Ludovic.

Ta retraite ?

Merlin.

Eh oui, le temps passe, même pour les enchanteurs. Je ne vais pas te raconter mon histoire, mon petit, ce serait trop long ! Sache qu'il y a bien des siècles, je vivais dans l'île d'Avalon auprès d'un grand et noble roi, nommé Arthur. Ses compagnons-chevaliers faisaient régner l'ordre et la justice en ce pays. Lorsqu'il tenait son conseil, le roi Arthur les réunissait autour d'une table ronde, sans préséance aucune, de telle sorte que chacun pût donner son avis en toute égalité. La confiance prévalait entre nous, jusqu'au jour où la discorde s'est instaurée. Des histoires de femmes, bien sûr. Les chevaliers de la Table ronde n'avaient pas le coeur aussi pur qu'on l'imagine. La reine Guenièvre était un peu coquine. Elle et Lancelot du Lac ont beaucoup fait parler d'eux. Il y avait aussi Morgane, la demi-soeur du roi, sensuelle et perverse. Elle a fait tourner la tête à plus d'un. Ce qui fait qu'à la cour d'Arthur, les intrigues se sont accumulées. Ensuite, les Romains sont arrivés. J'abrège. Une chose après l'autre, le beau royaume d'Avalon a fini par s'effondrer. Et moi, je reste à Brocéliande.

Ludovic.

J'aimerais tant te rendre visite !

Merlin.

On n'entre pas comme ça chez moi ! Les visiteurs doivent montrer patte blanche. Le mot de passe est en principe : « Am stram gram », mais un jour sur deux (sans quoi ce serait trop facile), il devient : « Pic et pic et Colégram ». Ou, pour donner le change : « Boure et boure et ratatam ». Et puis, je préfère t'avertir : ceux qui ont réussi à entrer en ce lieu n'en ressortent plus.

Ludovic.

Qu'est-ce qu'ils deviennent ? Tu les dévores tout crus ?

Merlin.

Évidemment pas ! [ rire] Je ne suis pas un ogre. Non, j'initie mes visiteurs à la magie, aux rites mystérieux de la forêt. Ensuite, ils n'ont plus le droit d'en sortir. Ils ne le cherchent pas, d'ailleurs. Ils font désormais partie de notre peuple invisible.

Ludovic.

Et comment tout cela finit-il ?

 Merlin.

J'aimerais te dire qu'il n'y a pas de fin, mais ce serait mentir : quoi qu'on fasse, en tout temps, en tout lieu, il y a forcément une fin. Tu me vois à présent vieux et chenu, je suis à l'image des arbres de cette forêt. Un jour, tôt ou tard, je disparaîtrai. Les cendres de l'enchanteur Merlin se mêleront à l'humus de Brocéliande, et nul n'en parlera plus. Sauf toi, car en prononçant ces quatre syllabes magiques, tu as fait revivre un monde de légende.

 Ludovic.

Ce n'est pas tout ça. Comment vais-je finir ma rédaction ?

Merlin.

Fais ce que tu peux, petit, c'est toi qui vois. Tu peux dire la vérité, mais à ta place, je n'irais pas raconter cette histoire à tout le monde. Les non-initiés ne te croiraient pas. Le sujet de ton devoir, c'est : « Racontez une promenade en forêt ».

Alors n'insiste pas trop sur la pluie, les lutins et les fées. Dis qu'il t'a fallu braver les intempéries, que tu as pris le temps d'observer les plantes et les animaux, invente quelque chose d'original : par exemple une course-poursuite, un jeu de piste avec tes petits camarades. Conclus en disant que le soleil est revenu sur Brocéliande et que vous êtes revenus... « enchantés » de cette belle journée.

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