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21 février 2013

Instantanés de jadis et de naguère, par Jean-Claude Boyrie

Instantanés de jadis et de naguère.

FLASH1

C'est pour toi que je chante, grand-père, c'est pour toi

toi qui porte mon nom, toi qui es un peu moi.

(Georges Moustaki : « Grand-père ».)

 

ÉTRANGES LUCARNES.

Elles gisent en vrac, ces vieilles photos, jaunies par le temps, épaves du passé, dans un tiroir de la commode du salon. Un meuble qui grince et qu'on n'ouvre que rarement. Les objets qui s'y trouvent meurent à petit feu, parce qu'on les oublie, ou qu'on a cessé de les regarder. Dame, il faut comprendre ! Absorbés que nous sommes par les mille et un tracas de la vie quotidienne, nous avons mieux à faire que trier ces clichés, fragments de vie épars, éclairs de flash, étranges lucarnes ouvrant sur le passé. Il y a belle lurette que les personnes représentées nous ont quittés. Certains visages nous sont restés proches et familiers. Nous hésitons à identifier ceux des gens que nous avons plus ou moins connus, voire pas du tout. Qui se soucie aujourd'hui de ces fantômes en petit format noir et blanc ? Nos parents revivent en nous, ne quittent pas notre mémoire. Nos grand-parents, plus tôt disparus, n'en ont pas moins laissé leur empreinte dans nos cervelles d'enfants. Pour peu qu'on remonte d'un cran, disons d'une ou deux générations, les noms et les visages de nos aïeux se brouillent dans la nuit des temps. D'où l'urgence de sauver ce qui peut l'être, d'inscrire au dos de ces photos leurs noms, assortis de dates précises et des liens de parenté. Ces mentions serviront de repère aux générations d'après, lorsque nous n'y serons plus.

LA BUGADE.

 FLASH2

 Ce mot désigne ainsi la lessive en occitan. C'est en tout cas celui qu'on emploie au village. À l'époque la machine à laver venait juste d'être inventée, on n'en voit pas sur la photo. Ce grand chaudron, dans lequel est enfourné le linge de maison, sert aussi de tub pour les marmots. L'eau est prise à la pompe, au milieu de la cour. On met le récipient à chauffer sur un feu de bois. On utilise comme détersif la cendre issue du brasier, mêlée à l'eau de cuisson. Quand cette mixture bout à gros bouillons, l'écume beige remonte, exhalant une odeur aigre douce. Ensuite les bugadières sortent le linge, l'essorent et prennent la direction du lavoir pour le rincer à belle eau claire : une sacrée partie de tchatche en perspective, pour les commères du village, qui ont la langue bien pendue.

En été, si le temps s'y prête, on met la lessive à sécher à même le pré, parmi les coquelicots et les bleuets. Draps et chemises fleurent bon la fenaison sans qu'il soit besoin de les parfumer.

« Pléga la bugade », c'est plier le linge lessivé.

« Abè la bugade au pléc », c'est le mettre à l'abri, quand il est prêt à être rentré.

La femme qui frotte son linge vigoureusement sur une planche, c'est mon arrière grand belle-mère Estelle. J'en garde le souvenir d'une femme adorable, ridée comme une pomme et sourde comme un pot. Tout petit, je communiquais avec elle en me plaçant juste en face et en articulant bien : Estelle lisait mes paroles sur mes lèvres. À l'époque où a été pris ce cliché, je la trouvais vraiment très vieille, alors qu'elle avait combien ? Une cinquantaine d'année au plus ! Aujourd'hui je regarde comme une cadette la femme de la photo : tout est relatif ! Arrière-bon-Papa l'avait épousée toute jeune en secondes noces, alors qu'il avait un grand fils issu d'un premier lit. Mon grand-père était alors un séduisant jeune homme, un chaud lapin m'avoua-t-il plus tard. S'est-il passé quelque chose entre sa belle-mère et lui ? Rien de grave apparemment, sans doute échangèrent-ils, Estelle et lui, de coupables oeillades, mais cela seul Monsieur le Curé le sait. Et le Bon Dieu, s'il existe..

«Ana à la bugade », au sens figuré, c'est aller à confesse !

LE BOURRICOT.

 FLASH4

  Loulou, c'est le petit âne du laitier. Je le revois, portant attachés de part et d'autre la selle, deux bidons de zinc plus gros que lui. Un animal assez retors, en fait, malgré son air humble et soumis. Les pots-au-lait n'apparaissent pas sur cette photo, j'y figure juché sur Loulou, fier comme Artaban. Le laitier s'appelle Ludovic, une force de la nature : il est bâti en Hercule (il faut cette carrure pour coltiner des bidons). On lui parle avec déférence, car il porte un titre ronflant : con-seil-ler mu-ni-ci-pal. Laborieusement, je distille les syllabes. Âgé d'environ huit ans, j'ignore ce que veut dire conseiller municipal. À côté de l'âne, on distingue un chenapan du même âge que moi, le fils du laitier. Comment se prénommait-il, au fait ?

Jusqu'à l'été dernier, j'avais perdu de vue ce petit camarade, un témoin oublié de mes jeunes années. Et puis, sans crier gare, au hasard d'un pèlerinage familial, notre vieille maison s'est à nouveau présentée à moi. À mes yeux d'adulte, l'échelle avait changé, mais cette demeure gardait, avec tout son mystère, un charme fou. Je l'ai retrouvée intacte, telle que dans ma mémoire.

N'importe qui d'autre n'eût vu là qu'une maison de maître, comme on en rencontre un peu partout dans nos campagnes. Un banal édifice dépourvu de tout agrément, du plus élémentaire confort, et qui menace ruine. Je la considère un bon moment, ne pouvant retenir mon émotion. Maintenant, la page est tournée, il me faut reprendre la route.... C'est alors que, me retournant, j'ai la surprise de me trouver nez-à-nez avec... Ludovic le laitier. À n'en pas douter, c'est lui : ce personnage en blouse grise a la même stature et les mêmes traits que celui gravé dans ma mémoire. Incroyable, me dis-je, que Ludovic ait pu ainsi traverser un bon demi-siècle sans prendre une ride !

Lui aussi m'a reconnu ; passé l'instant de stupeur, il s'est mis à rire. Et son prénom m'est revenu. Bien sûr ! Il s'appelle Ludovic comme son père, et maintenant c'est lui le laitier.

L'ÉTABLI.

FLASH3

 Sur cette photo, grand-père et son petit-fils, apprenti en culotte courte, s'activent à couper une bûche pour le feu. La scie à bras fait le trait d'union entre ces deux personnages, que cinquante ans séparent. Le gamin, son pied gauche en appui sur le chevalet, regarde l'objectif d'un air décidé. Le châssis de bois de la scie est bien trop lourd pour lui. Heureusement, grand-père veille et l'aide à soutenir l'engin, sa main plus sûre guide le va-et-vient de la lame. La perfide a juste entamé l'écorce, y laisse en grinçant des dents une marque d'abord ténue. Suit un envol de copeaux, une gerbe de sciure fraîche nous éclabousse, une odeur qui fait tousser. Au fur et à mesure que la scie pénètre dans le bois, l'encoche se creuse et s'élargit... Gare au premier qui dévie !

Pas de chance ! Pour un coup, la lame, hélas, a dérapé, glissant sur le côté, me blessant au niveau du genou. Je crie, mais pas très fort, en me mordant les lèvres. Il ne faut surtout pas que je pleure. « C'est juste bon pour les filles ! » dit grand père.

Pas grave, au final. La coupure est superficielle, à peine une écorchure. On la désinfecte à l'alcool (aïe, ça pique!), vite du mercurochrome, un sparadrap là-dessus. Demain, il n'y paraîtra plus !

Pour me consoler de la douleur (ou me récompenser de mon courage, allez savoir) grand-père ce jour-là me donne un sac de billes. De temps en temps, j'admire mon trésor. J'y vois un système planétaire en miniature. Les petites sphères d'agate rutilent de leurs mille feux irisés. Je les compte et recompte sans cesse, rien que pour le plaisir....

Pas une ne me fera défaut, jusqu'à ce jour fatal où.... À dire vrai, je ne sais plus quand ça s'est passé, ni comment la chose est arrivée, seul le résultat compte et je revois bien la scène. Nous jouons sur le trottoir entre garnements du village, il se peut que nous nous soyons disputés. Toujours est-il que les billes s'échappent du sac mal fermé, s'éparpillent et roulent sur la chaussée. Je m'affole, en récupère autant que je peux.... Hélas, beaucoup des belles égarées manquent à l'appel, elles ont filé Dieu sait où, peut-être sont-elles passées sous une voiture ou tout simplement dans la poche d'un de mes jeunes comparses, à moins qu'elles n'aient été englouties par l'avaloir d'eau pluviale. Au moins tiré-je la leçon de cette catastrophe, une vérité m'apparaît alors : tel qui croit posséder quelque chose ne détient en réalité que l'apparence des choses, j'en fait toute ma vie l'amère expérience. Car depuis le temps a passé. Comme mes billes d'agate, les années ont roulé dans le caniveau, ne laissant qu'une trace infime : ces clichés épars, entassés pêle-mêle dans un tiroir. À côté de la photo de grand-père me tenant tout petit dans ses bras, figure celle de mon père, fils du précédent, posant avec mon fils, donc son petit-fils, aujourd'hui lui-même père, et qui me photographie à mon tour avec son propre fils, lui qui est un peu moi, moi qui fus un peu lui.

Et ainsi de suite.... D'une génération à l'autre, le sourire est le même, les attitudes se ressemblent, les visages se superposent et se mêlent dans l'obscur enchevêtrement des ans.

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