L'autre moi, par Dominique PLAETEVOET

Piste d'écriture: Faire ressentir les effets d'un évènement, à travers ses conséquences sur la vie d'un personnage. Révéler ou non cet évènement.
A lire: Françoise Renaud, dans "Petite musique des morts".

L'autre moi

Aux regards des autres, Greg n'avait pas changé puisqu'il avait survécu, mais au cœur même de son être, tout au long de la journée il avait senti monter doucement une tension, un nouveau sentiment, indescriptible, l'envahir.

 Et, dans le froid de cette soirée d'hiver, il rentrait enfin chez lui,  la tête dans les épaules, une écharpe serrée autour de la gorge, peut-être pour étouffer les cris qui ne demandaient qu'à en sortir.

Il avait décidé de marcher un peu, pour se sentir vivant, sentir l'air dans ces poumons, cet air qui lui avait tant manqué.

En tournant la clé dans la serrure de son petit deux-pièces il repensa à Joanna, sa petite amie… Normalement elle aurait dû être là, près de lui, à l'attendre ; ils auraient passé la soirée et puis la nuit ensemble.

  Mais au dernier moment,  il avait preferer trouver une excuse et se décommander. Joanna n'avait pas osé le questionner. Avait -elle compris? en tout cas elle avait accepté.

 Au fond de sa poche il sentit une nouvelle fois le téléphone vibrer.

  Ultime objet des temps modernes, pensa- t-il.

 Tandis qu'il serrait machinalement mais avec rage le petit appareil, une nouvelle pensée noire, sombre, boueuse, ténébreuse, lui encombra l'esprit : quand il en avait eu besoin, le portable n'avait pas fonctionné. Il avait été isolé sans recours, sans secours.

Un immense sentiment de solitude l'envahit et un frisson lui traversa le corps, immédiatement  tous ses poils se hérissérent.

Dans le salon, il vit la bouteille de whisky, machinalement il se servit un verre  et alluma le poste de télévision, sans entendre le speaker il devina ce qu'il pouvait dire. Les images ravageuses du tsunami sur le petit écran étaient suffisamment éloquentes et lui déchiraient encore le corps, le coeur.

 Lui le survivant, des larmes il n'en avait plus, il but cul sec l'apre breuvage.

L'alcool dans sa gorge lui donna une fausse et éphémère impression de bien-être.

Il ressaisissa la petite bouteille, quand le téléphone se remit à sonner.

 Un coup d'œil sur l'écran,  il vit  s'afficher MEDECINS SANS FRONTIERES, et l'espace d'une seconde il se remémora exactement l'instant et le lieu où il avait enregistré le numéro.

Lui, trempé,les habits déchirés, comme les autres affolé, effrayé, épouvanté devant l'ampleur du desastre et l'insoutenable désolement de ceux qui avaient survécu. Tels étaient ses souvenirs.

Le temps de réagir et de comprendre, l'appareil était à nouveau silencieux. Il tapa sur le clavier 123 pour déclencher la messagerie. Rien, pas de message, mais inconsciemment il devina la raison de l'appel.

Un nouveau frisson le fit tressaillir et lui glaça un peu plus le sang.

Il sentit qu'il était à la croisée de chemins.

La sécurité dans cette société qu'il avait retrouvée, ou une aventure pour aider les autres.

Donner un sens à son existence, telle était la pensée qui lui martelait l’esprit et qui semblait vouloir maintenant régir sa vie.

Tout au long de la journée, il avait bien senti cette tension l'envahir, et au fil des heures le décalage et le fossé grandir. Là, seul, il ne trouvait plus d'excuse ni de réticence à ce nouvel élan  qui le tenaillait.

Lui, l'homme pour sauver des hommes. Il en avait les moyens et s'en sentait enfin capable.

 Dans sa logique programmée, seuls les mots rentabilité, productivité, notoriete avaient jusqu'à présent résonné. Rien ni personne n'aurait pu arrêter cette course effrenée à la réussite ou même le dévier de ces convictions modernes.

Mais il y avait eu l'évènement... Soudainement il ressentit comme un souffle d'air pur l'envahir, une stimulation  venant de l'intérieur, une nouvelle motivation, une de celle qui donne du sens à la vie, qui vous donne des ailes.

Il saisit le téléphone, son seul lien avec l'extérieur, fit le numéro de Joanna..

- Allô ?

Le timbre clair  de la jeune femme retentit.

- C'est Greg, si je te propose de m'accompagner en Asie pour sauver ceux qui m'ont sauvé, que me dirais-tu ?

Le silence ne dura pas, au bout du fil Greg comprit qu'elle souriait ...et qu'elle acquiessait.