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17 juin 2013

Peindre avec un couteau, par Rolande Bernard

Piste d'écriture: Faire ressentir les effets d'un évènements, à travers ses conséquences sur la vie d'un personnage. Révéler ou non cet évènement.

 

Peindre avec un couteau

Rolande

 

peintureaucouteauGerhart, depuis quelques années, erre de ville en ville, avec tout son barda. C’est un homme au dos voûté, qui semble porter un lourd fardeau. Ses yeux sont éteints, une tête aux cheveux prématurément blancs. Pourquoi ? comme on ne peut lui donner d’âge, je suis dans l’incertitude à ce sujet. En le regardant, tout me laisse à penser que cet homme devait avoir une belle stature, que ses yeux éteints devaient être vifs, et ses mains fines qui ne portent pas la trace de durs travaux manuels, indiquent que ce devait être un intellectuel.

Un jour, me voyant lire un journal allemand à la terrasse du café de mon village, il est venu vers moi et m’a saluée dans la langue de Goethe. C’est ainsi que nous avons pris l’habitude de nous rencontrer, toujours sur cette terrasse. L’hiver dernier, je lui ai proposé de s’abriter du froid dans mon hangar, en échange de quelques travaux.

Il a accepté et a déballé ses affaires. J’ai alors découvert qu’il portait dans son sac à dos un matériel de peinture. Il semble qu’il vende ses toiles ici ou là. Mon hangar s’est ainsi transformé en atelier provisoire.

Peu à peu, il s’est confié.

« Oui, je suis un vagabond. Je suis à la recherche de mon malheur.

Tout est en moi, je n’ai plus d’âme. Quand la douleur est trop grande, j’imprime mon mal sur la toile. C’est avec une certaine hargne que mon couteau laisse l’empreinte du secret qui me ronge. Est-ce que l’observateur peut deviner ce secret ? J’en doute. On ne me juge que sur mon art de peindre, non sur la douleur que je porte.

Regardez ce mur que l’on ne peut franchir, ajoute-t-il en désignant sa dernière œuvre. Au pied, ces visages sombres, je les laisse volontairement inachevés. »

Songeuse, je contemple la toile. Une atroce souffrance s’en dégage, des arêtes vives, des brisures...

« Moi, dit-il (comme pour répondre à la question que je ne lui ai pas posée), je vivrai toujours avec cette image. Je continue ma route, mais plus rien ne m’intéresse… »

J’avais déjà remarqué son étrange indifférence : ne l’émouvait  pas plus la beauté d’un paysage ou d’une silhouette, qu’un changement de saison. Comme si son regard s’était assombri. Il est également sourd aux chants des oiseaux qui s’égosillent dans les arbres du jardin.

« Je vais bientôt quitter la ville, merci de m’avoir si bien accueilli. Je souhaite vous laisser cette toile en remerciement, et en vous racontant son histoire, vous confier le secret de mon mal-vivre. »

Comme je ne dis rien, il se sent autorisé à poursuivre :

« Tout a basculé le 15 août 1989. Nous étions mariés, Romi et moi, depuis cinq ans, et remplis de bonheur. Notre amour était notre force. Il nous faisait supporter la tyrannie exercée sur nous depuis qu’une personne mal intentionnée nous avait dénoncés à la Stasi, comme opposants au régime. Notre vie était devenue un enfer. Nous étions, ma femme professeur de philo, moi enseignant aux Beaux-Arts. Mais depuis cette dénonciation, nous nous retrouvions tous les deux sans travail. Or un bébé allait naître dans sept mois.

Romi et moi, d’un commun accord, nous décidâmes de franchir le mur pour aller à l’ouest, vers la liberté. Tout avait été étudié. Mais un nouveau mirador venait d’être installé dans la zone que nous avions choisie, et nous ne l’avons vu que trop tard. Les soldats ont été sans pitié. Les tirs ont soufflé à nos oreilles, j’ai entendu un grand cri… »

Gerhart se tait, et j’attends, l’angoisse au cœur. Quand il reprend la parole ce n’est plus à moi qu’il s’adresse mais de toute évidence à sa femme. D’ailleurs, il lui parle en allemand.

« Quand je t’ai vue, Romi, glisser à terre, j’ai couru vers toi, je t’ai appelée… Romi, Romi ! Tu étais maculée de sang, ma chérie, et tu as perdu la vie dans mes bras. J’aurais voulu malgré tout t’emmener de l’autre côté. Mais les vopos étaient là, et m’ont arraché de force à toi. »

De nouveau un long silence, que je romps timidement.

« Savez-vous ce que votre femme est devenue ? Etait-elle vraiment morte ?

- Je ne le sais pas. J’ai été emmené, torturé, j’ai été jeté dans un cachot. Je dois ma survie à la chute du mur, début novembre. Mais jamais je ne pourrai me pardonner… on aurait attendu novembre, elle serait là avec moi et le bébé. Aujourd’hui, l’enfant aurait eu cinq ans, un beau petit garçon, ou une mignonne petite fille…

- Je suis désolée… dis-je, ne sachant que dire pour le consoler.

- Ne vous excusez pas, je suis au-delà de la consolation. Pourquoi je vis ? Pour trouver notre dénonciateur. Mais ai-je encore assez de force pour haïr ?

- Alors vous ne vous vengerez pas ?

- Je ne sais pas. En vous quittant je vais reprendre la route de Berlin. »

Je voudrais lui dire qu’il ne faut pas, mais qui suis-je pour lui conseiller d’oublier le passé ?

« Je vais garder précieusement votre peinture », dis-je seulement.

 

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