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4 octobre 2013

Escouto se plau, par Jean-Claude Boyrie.

Mille-fleurs 11

    escoutO SE PLAU.

Styx

« Hello, jeunes gens ! Besoin d'un coup de main ? »

La voix de l'homme était claire et joviale. Max et Audrey, ainsi brusquement interpellés, sursautèrent. Ils ne s'attendaient pas à voir passer quelqu'un à cette heure matinale. Après leur nuit plus qu'agitée, ils venaient juste d'émerger et prenaient le frais, accoudés à leur balcon, en petite tenue, étroitement enlacés. En quelques heures, la rue s'était métamorphosée en rivière. Ils se mirent prestement en retrait, espérant être moins visibles d'en bas. De cette position, ils mesuraient l'étendue du désastre. Acteurs autant qu'observateurs du drame, ils vivaient presque physiquement le spectacle de désolation qui s'offrait à leurs yeux. Un véritable maelström avait entraîné jusque là des troncs d'arbres entiers, branches, gravats, encombrants en tout genre, venus obstruer la chaussée.

Le canot pneumatique de la patrouille de secours slalomait entre les épaves de véhicules abandonnés. Floc... floc.... floc... On entendait le bruit mou d'une pagaie frappant l'eau boueuse en cadence, glauque miroir encombré de feuilles mortes....

Remugle. Noirs remous. Remue-ménage. À nouveau le silence.

Comme ils ne répondaient pas, le sauveteur réitéra sa question, sans impatience aucune. Il savait comment s'y prendre avec les sinistrés.... un sacré traumatisme, je vous dis pas... Lui-même en avait connu des vertes et des pas mûres. Dans ce genre de situation, il fallait avant tout rassurer, trouver les mots qui redonnent le moral. Heureusement pour eux, les jeunes gens habitaient une maison de maître, ils étaient hors de danger, mais prisonniers leur étage, épargné par la montée des eaux. Il y avait des situations pires, le sauveteur estima que, dans leur cas, l'évacuation ne se justifiait pas. Max admit que tout allait pour le mieux (ou pour le moins mal). Question provisions, ils avaient de quoi tenir un siège et n'avaient pas besoin d'être ravitaillés. À ce détail prés, interrompit Audrey, que le frigidaire était en panne et que tout pourrirait avant longtemps. Le pompier la chapitra gentiment :

« Ça, ma petite dame, c'est une autre histoire. À l'heure qu'il est, une équipe d'urgence s'active à rétablir le courant. D'ici là, faudra vous passer de frigo… »

Il lança quelques recommandations d'usage avant de s'éloigner : pour l'instant, les naufragés des eaux devaient prendre leur mal en patience et patin coufin... surtout ne pas bouger de là tant que la décrue ne serait pas amorcée.... On les tiendrait régulièrement informés de l'évolution de la situation. C'était juste l'affaire de quelques heures. Quand le niveau de l'eau aurait suffisamment baissé, ils pourraient quitter leur refuge, faire le tour des dégâts, commencer le grand nettoyage.

« Rien de plus à vous dire. Allez, bon courage, salut les amoureux  ! »

[Ainsi dit le passeur Charon, qui leur fit un clin d'oeil complice et disparut de leur champs visuel, englouti par un méandre du Styx.]

Entre temps, Audrey avait retrouvé ses esprits. Elle courut enfiler un chemisier et un jeans, pour la décence et entreprit de refaire son maquillage.

« Tu te rends compte, dit-elle à son compagnon. Demain, tout Lazerche saura que Mademoiselle Filz, la directrice du Crédit languedocien, s'est affichée en petite culotte au bras de son colocataire !

  - Et alors, quel mal y a-t-il ? ! Ici , l'inondation a pris tout le monde au dépourvu. Nos voisins ont mieux à faire que de s'occuper de nous !  Nous ne sommes pas au centre du monde, en situation d'urgence surtout ! »

Le ton de Maxence était faussement rassurant. Lui-même avait pâti de la rumeur publique. Ayant défrayé la chronique pour faits d'inconduite - réelle ou supposée - avec Émilie, il avait dû s'exiler dans ce coin perdu. Seule Audrey, en mal de tendresse elle aussi, lui avait tendu la main. Depuis leur installation à Lazerche, les deux jeunes gens, devenus prudents, évitaient de s'afficher ensemble. Peine perdue, le mot coloc' étant ici plus ou moins synonyme de concubinage.

Aucune connotation péjorative à cela. La plupart des gens les trouvaient bien assortis, mignons tout plein, d'aucuns les considéraient déjà comme un « vrai » couple (en est-il de faux ?)...

« Alors, tant qu'à faire, ajouta Max d'un ton résigné, autant vivre ensemble pour de bon ! »

Évidemment, il en rajoutait. Maxence ne prévoyait pas l'effet fulgurant sur Audrey de ce qui n'était pour lui qu'une boutade. Il vit son visage s'animer aussitôt s'anima. Ses beaux yeux sombres se fixèrent anxieusement sur les siens.

« Ah, c'est seulement pour ça ? »,  fit-elle d'un ton déçu.

Il tenta gauchement de réparer sa gaffe.

« Pour ça, ouais... mais aussi pour d'autres raisons !

  - On peut savoir ?

  - Je t'expliquerai. Plus tard. Là, ce n'est pas le moment...

Craignant d'aggraver son cas, Max évita de dire crûment la vraie raison : la veille, ils avaient b.... comme des dieux. Si le mot n'est pas convenable à énoncer, la chose a une certaine importance pour la formation d'un couple, et contribue à le souder quand il existe.

Cette intéressante conversation tourna court. Audrey espérait qu'il prononcerait trois mots, trois petits mots magiques, qui ne vinrent pas. Max la prit dans ses bras, posa ses lèvres sur les siennes. Pas suffisant pour lui faire oublier son manque de tact. Il préféra changer de sujet, parla bien d'une déclaration, mais celle à faire aux assurances. Pas vraiment ce qu'elle attendait.

Il y avait d'autres urgences. D'abord évaluer les dommages. Ensuite, prendre des photos. On ne sait jamais, quand il y a trop de sinistres à traiter à la fois, l'expert peut tarder à passer. D'ici là, faire un état des lieux, ça pourrait toujours servir. Si le premier étage était indemne, le rez-de-chaussée en revanche, n'était pas beau à voir. Le pied des meubles baignait dans une boue infecte. Les effets que Max avait imprudemment laissé traîner par terre étaient gâtés par l'eau. « Pas grave, on va ramasser tout ça, puis faire une grande lessive ! ». L'emploi du « on », vague pronom, était une figure de style. Audrey eût plus vite et mieux fait de dire  : « Je vais tout laver ». Pourtant, cette fille émancipée était l'exact contraire d'une fée du logis. Elle acceptait la corvée à venir, s'en faisait même une joie à condition qu'il la partageât avec elle en un climat d'affectueuse complicité.

Maxence dut comprendre la leçon, car il entreprit aussitôt de tout ranger. En accomplissant cette opération, les jeunes gens firent des découvertes : certain placard qu'ils n'avaient jamais exploré livra ses secrets.

« Té, qu'es aco ? » fit le garçon au tempérament fureteur, exhumant une plaque métallique enfouie au fond d'un tiroir. L'ancien nom de la villa y était inscrit. Sans doute leur propriétaire l'avait-il retirée au moment de la mise en location, jugeant la désignation de l'immeuble peu commerciale. Et puis, c'était le « parler d'ici », allez comprendre quelque chose à ce patois, vraie bouillie pour les chats, quel « estranger » pourrait en saisir la finesse et les nuances ? Max traduisit pour Audrey la mention qui s'affichait en occitan : « Escouto se plau » (« Écoute s'il pleut »).

(À suivre....)

 Pistes d'écriture: Réintroduire la vue, avec la sensation physique du paysage.

Illustration : Joachim Patinir, « Le passage du Styx », 1520-24. Huile sur bois, 64 x 103 cm, Madrid, Musée du Prado.

 

 

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