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30 novembre 2013

Gabrielle au peignoir bleu, par Jean-Claude Boyrie.

 Gabrielle au peignoir bleu.

 Valloton

 Intérieur, Femme en bleu

fouillant dans une armoire,1903

Huile sur toile, 81 x 46 cm

Paris, Musée d'Orsay

 

Ce 25 novembre 1915,

« Petite Gaby chérie... »

Ainsi commence la lettre de Roger. Gabrielle a vingt deux ans. Elle s'est mariée à vingt ans, pas même l'âge de la majorité (de l'époque). Le petit Paul est né quelques mois après. Tiens ! C'est son anniversaire aujourd'hui. Gaby doit constamment tenir à l'oeil ce chenapan. En ce moment, il se promène en barboteuse, à quatre pattes sur le tapis, fourre ses petits doigts partout, met ses joujoux en pièces détachées. Ce bouchon d'amour, ou plutôt cet Attila miniature, fiche un bazar pas possible partout où il passe. Ensuite, bien sûr, c'est Maman qui doit nettoyer.

La nuit s'avance. Quelqu'un s'affaire dans le corridor. C'est encore elle, Gabrielle, qu'on aperçoit de dos. Sa longue chevelure brune (elle en est si fière !) coule sur ses épaules, s'épanche telle un paquet d'algues à la marée montante. De jour, elle ramène ses cheveux sur sa tête et les noue sagement en chignon. Gabrielle a enfilé ce peignoir bleu, son seul luxe, un déshabillé de soie vaporeuse, qui lui tombe sur les chevilles. Le plissé voluptueux rappelle celui des kimonos qu'on voit sur les estampes japonaises. La couleur bleu horizon est celle de l'uniforme de Roger, qui se trouve en ce moment si loin d'elle ! Il y a justement une photo de lui, qu'elle a fait encadrer, avant de la placer juste à côté du placard. Sur cette épreuve, son mari bien-aimé arbore encore un charmant sourire. Un photographe local a tiré ce portrait de Roger, juste avant la mobilisation. Pour elle, c'est un peu comme s'il était là, présent en cette bibliothèque, une pièce qui fleure bon l'encaustique et le vieux cuir.

« ...On vient de faire une photo du groupe de l'ambulance, il y a dans ce groupe les sous-officiers infirmiers, deux secrétaires et le capitaine, qui vient d'être décoré. Au fond se trouve un château habité maintenant par les officiers. Je pourrai peut-être t'envoyer une épreuve demain, le photographe a fait celle-ci pour voir si son cliché était bon. Le capitaine me l'a donnée. Tu reconnaîtras ton Roger assis à droite au premier rang. Tu verras que je n'ai pas trop mauvaise mine sur cette photographie qui date à peine d'une semaine... »

Non, Gabrielle n'est pas somnambule. Juste insomniaque. À cette heure tardive, elle n'arrive pas à s'endormir. Ses pas menus font craquer le parquet. Elle est inquiète. Inquiète pour son mari, qui est sur le front. Inquiète pour leur enfant, dont elle doit s'occuper seule. Le problème, c'est que Gabrielle doit concilier la tenue de son ménage avec son travail d'institutrice. Elle n'a pas de famille au village et ne peut compter sur personne. Occasionnellement, une voisine serviable lui donne un coup de main. Tout le monde en est là, l'infortune commune à tous est source de solidarité.

« J'ai reçu une longue lettre de toi hier au soir. Tu aurais pu ne m'écrire qu'une simple carte. Ton petit Roger sait bien le travail que cela donne de préparer Popol, et tout le linge qu'il faut pour tenir propre ce « pourquet 1 » qui salit beaucoup. Il a tant besoin de toi, ce pauvre petit amour ! »

Durant les longues soirées d'hiver, Gabrielle se réfugie avec son bébé dans la salle de séjour, la seule pièce convenablement chauffée de cette vieille maison, qu'elle occupe à présent seule avec lui. Les jours sont courts, il fait froid et humide à cette saison. C'est le moment d'allumer un bon feu dans la cheminée, à condition d'avoir du bois en réserve, ce qui n'est pas toujours le cas. Dès que tombe le soir, on s'éclaire à la chandelle. En cette fin d'année mil neuf cent quinze, la Fée Électricité n'est pas encore arrivée jusqu'ici. Ce sera bientôt l'heure de coucher Paul, toujours en train de piailler. Bien que ce ne soit pas trop recommandé, Gabrielle se sent tellement désemparée qu'il lui arrive parfois de prendre dans son lit  cette petite bouillotte vivante. Ils se blotissent tous deux sous l'édredon, cela tient chaud. Ce n'est pas le cas cette nuit. Paul a regagné sa chambre et son berceau, c'est mieux comme ça. Gabrielle entend sa respiration régulière. Le pauvre innocent dort d'un sommeil paisible, il ne sait pas encore ce qui l'attend, sa mère non plus d'ailleurs, sans quoi elle ne trouverait pas ce courage.

Demain, dès que le réveil sonnera, Gabrielle ira prendre son café près de la cuisinière en fonte, une nouvelle journée de galère débutera pour elle.

Pourvu qu'elle ne tombe pas malade ! En pareil cas, elle ne s'en sortirait plus !

« Je suis en bonne santé. Rien encore concernant notre prochain déplacement. Je t'adresserai cette carte en traversant un village. Il s'agit de H.... à ce qu'il paraît, mais je ne sais rien de plus. Je risque maintenant de rester longtemps sans t'envoyer de nouvelles, du fait que notre unité déménage. Je t'écrirai par la suite, quand je pourrai, comment je suis logé. Si j'ai seulement une grange bien fermée et un sac de paille, c'est tout ce qu'il me faut, tant d'autres couchent dehors ! »

Aucune information, bien sûr, concernant le front. Gabrielle sait seulement que ça barde là-bas, dans les tranchées. Ici, dans ce coin perdu des Landes, loin, si loin des champs de bataille, personne ne sait au juste ce qui s'y passe. On s'en fait une idée grâce aux témoignages de ceux qui reviennent estropiés à des degrés divers. Les moins touchés repartent sitôt terminée leur convalescence. Roger a de la chance par rapport à ceux placés en première ligne. Lui se trouve un peu à l'arrière. En qualité de brancardier, il est au nombre de ceux qui s'occupent des blessés, pourvoient au ramassage des morts... Dieu sait que cette guerre abominable en fait beaucoup. Roger donne des nouvelles quand il peut, à mots couverts. Les villages traversés, les lieux où il passe la nuit, sont escamotés dans ses lettres, ou simplement cités par leurs initiales. La correspondance est passée au peigne fin par la censure militaire, elle met longtemps à parvenir à destination. Pour Gabrielle, les brefs et touchants messages de Roger représentent son bien le plus précieux.

La jeune femme ne veut pas, surtout pas, que ces cartes, qui ne regardent qu'elle, tombent en des mains étrangères. Elle les dissimule entre les pages d'un bouquin, pris au hasard sur l'étagère d'un placard. Qui pourrait les dénicher là ? Durant ses heures d'insomnie, elle lit et relit le dernier message de Roger en date... au fait, à quand remonte-t-il ?

Le placard est un meuble de campagne, peint en vert, un vert-de-gris plutôt, qu'elle juge cadavérique. Un ton verdâtre de chair décomposée... ou bien celui des pommes du verger, tombées avant d''être mûres. Les charnières des portes grincent insupportablement. Gabrielle n'a jamais pris le temps de les huiler, elle a toujours des choses plus urgentes à faire.

« Adieu, ma chère petite Gaby. Je vais relire ta lettre avant de m'endormir. Fais de grosses bises à petit Popol. Reçois mille tendre baisers de ton Roger qui t'aime de tout son coeur. »

Un siècle s'est écoulé depuis lors, trois générations se sont succédées. Roger est revenu du front en dix huit, les poumons brûlés par les gaz de combat. Il est mort au bout de quelques mois. Gabrielle a vécu soixante six années de veuvage. Elle ne s'est jamais remariée, élevant seule son fils unique. Paul, en qualité de pupille de la Nation, a obtenu une bourse et fait de brillantes études. Plus tard, en juin quarante, il s'est retrouvé sur le front comme artilleur, se demandant comment les rescapés de La Grande Guerre ont pu croire que c'était la « der des der ». Il s'est marié juste après la Libération, a eu successivement trois enfants, dont sont nés six petits enfants. Ces baby-boomers ont traversé les Trente Glorieuses et vivent maintenant la Crise.... Mais cela, c'est une autre histoire.

Et puis, ce crève-coeur : il leur a fallu vider, pour la vendre, leur maison de famille des Landes, depuis si longtemps inhabitée et si pleine de souvenirs. Ils ont récupéré les livres, parce que les livres, c'est sacré. Dans l'un deux, ils ont trouvé les photos de Roger, ont eu du mal à se représenter que leur grand mère, qu'ils ont connue centenaire, ait été jadis jeune et désirable et qu'elle ait vécu cet éphémère et grand amour. Ensuite, ils ont découvert les textes manuscrits au verso des photos. Ces textes, Gabrielle les connaissait par coeur. Ils n'étaient pas vraiment sûrs qu'elle-même eût lu l'ouvrage qui si longtemps les abrita. Ce livre était le premier tome d'une série interminable. Gabrielle dut être rebutée par ces phrases longues d'un kilomètre, à ne plus se souvenir, arrivant à la fin, comment elles avaient commencé.

Son titre ? « À la recherche du temps perdu ».

1 Pourceau en Gascon.

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