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4 février 2014

Rêve de rave, par Jean-Claude Boyrie

Rêve de rave.

Crudela

    Le Centre du sommeil du professeur Dieumegarde, à Clapas-sur-Lez, bénéficiait d'une immense notoriété. Revers de la médaille : il fallait attendre trois mois, dans le meilleur cas, pour obtenir une consultation de cet éminent spécialiste. Un an ne suffisait pas pour être admis dans son unité spécialisée. Oscar Dieumegarde ne se considérait pourtant pas comme un faiseur de miracles, il faisait passer la Prévention avant toute action curative, estimant que beaucoup de patients pouvaient être soignés sans traitement lourd. Il constatait que chez la plupart d'entre eux des pratiques simples d'hygiène contribuaient à atténuer, sinon faire cesser les maux dont ils se plaignaient. Toute personne se présentant à son Cabinet se voyait remettre un questionnaire à remplir sur ses habitudes de vie au regard des symptômes présentés : difficultés à s'endormir, sommeil agité ou fragmenté, somnolence diurne, crises de somnambulisme, ivresse au réveil, narcolepsie obstructive et autres formes d'hypo- ou hypersomnie liées à l'apnée du sommeil. Le professeur Dieumegarde et son équipe luttaient avec force et conviction contre ce fléau de notre société qu'est la prise abusive de somnifères ou anxiolytiques, remèdes qu'ils jugeaient pires que le mal. Il en dénonçaient publiquement les méfaits, mais c'était un combat perdu d'avance, car ils avaient affaire au tout-puissant lobby de l'industrie pharmaceutique.

    Plus que quiconque, le célèbre neurologue avait la conviction que la médecine ne peut pas tout. Il citait volontiers en exemple un dossier demeuré mystérieux dans les annales de son Service. Le cas du jeune Bruno Figuerolle n'avait jamais été élucidé. L'étrange pathologie, sans précédent connu, de ce garçon d'une vingtaine d'années avait mis sa science en échec. Bruno Figuerolle était étudiant en Mythologie appliquée à la Faculté des Lettres de Clapas-sur-Lez. Il passait jusque là pour un brillant sujet. Une fois obtenu son diplôme de mythomane, il comptait se lancer en politique, où de toute évidence, un bel avenir l'attendait. Studieux, sportif sans excès, il ne fumait ni ne se droguait, mais avouait consommer épisodiquement de l'alcool, à l'occasion d'orgies estudiantines. Aucun autre facteur de risque n'expliquait les troubles du sommeil dont il souffrait. Car Bruno faisait des cauchemars à répétition, accompagnés de sueurs froides et de crises d'angoisse, pouvant tourner en phase aiguë au délire psychotique. Au final, l'état du patient ne cessait de se dégrader, sa faculté d'attention s'en ressentait, avec l'incidence qu'on imagine sur sa vie sociale en général et le bon déroulement de ses études. Bruno Figuerolle disait n'avoir plus goût à rien. Apathique, anorexique, il dépérissait à vue d'oeil. Son mauvais état de santé finit par alerter ses proches au point de demander son hospitalisation.

    Le Professeur Dieumegarde chargea son assistante Ameline, une jeune psychoclinicienne affectée en tant qu'interne à son Service, de l'entretien préliminaire avec le patient. L'examen clinique auquel elle se livra, avec un zèle inhabituel, n'apporta pas de réel éclaircissement sur le cas de Bruno. Il lui permit cependant de déceler chez ce sujet une « hyperémotivité manifeste ». Où était la cause, où était l'effet ? On fit subir au patient une batterie de tests et analyses en tout genre qui ne donnèrent pas de résultants probants. Seule une chute vertigineuse du nombre de plaquettes relevée dans son bilan sanguin aurait pu attirer l'attention des soignants, dont aucun ne vit de relation directe avec l'affection dont Bruno souffrait. La perspicace Ameline s'avisa de prendre son pouls à divers moments du jour et de la nuit. Elle observa que sa tension artérielle était sujette à d'inexplicables variations. Cette particularité, que le contrôle en continu confirma, n'augurait rien de bon pour la suite. Une I.R.M. fut prescrite, qui ne révéla ni tumeur ni anomalie. Des images obtenues par scintigraphie révélèrent l'état de surexcitation manifeste des zones cognitives du cerveau. Ce point demandait cependant à être confirmé, car il pouvait être lié aux conditions particulières de l'examen. On n'en tira donc pas de conclusion immédiate.

La je            La jeune femme résolut, sans en parler à son Chef de service, de recourir à des moyens novateurs, ou supposés tels. Elle préparait alors une thèse de doctorat ayant pour thème l'observation du cerveau d'un dormeur au moyen de minuscules électrodes plantées dans son crâne. Ainsi décrit, le processus aurait pu sembler barbare à toute personne non prévenue, au moins n'était-il pas douloureux. L'activation préalable des parties explorées, par émission de positons, pouvait seule avoir des effets nocifs sur le patient. Elle induisait temporairement une faible radioactivité des organes concernés, censée disparaître au bout de quelques heures. Il n'y avait aucun risque sérieux, selon l'interne. Elle prétendit à Bruno que l'organisme humain supportait très bien la dose prescrite. Elle-même, en contact étroit avec ses patients, était régulièrement irradiée et ne s'en portait pas plus mal pour autant ! Malgré ce commentaire rassurant, Bruno manifesta sa réticence à l'énoncé d'un tel protocole. Il n'en voyait pas l'intérêt et répugnait à servir de cobaye.

    Ameline lui expliqua plus en détail les tenants et aboutissants de son expérience : afficher sur écran d'ordinateur, pour les analyser avec un bon niveau de résolution, les images qui traverseraient son cerveau pendant son sommeil. Elle comptait ainsi décrypter ses rêves ou visions en tout genre. Le seul espoir, selon elle, de comprendre l'origine du mal et de parvenir ensuite à sa guérison.

    De guerre lasse, Bruno signa tout ce qu'elle voulut, y compris la formule de consentement à un traitement dont il n'attendait pourtant rien de bon. Ainsi fut fait. Vers dix neuf heures, alors que l'unité du professeur Dieumegarde était pratiquement vide de son personnel, l'opératrice installa ce dispositif révolutionnaire à l'abri des regards indiscrets. Elle servit elle-même un repas léger à Bruno Figuerolle, après quoi les deux jeunes gens parlèrent de choses et d'autres, jusqu'au moment où la conversation tomba. La jeune interne éprouvait un involontaire émoi face à ce patient si vulnérable (elle qui en voyait tant passer !) aux allures d'adolescent attardé.

    Elle lui caressa doucement la joue en attendant qu'il s'endormît, ce qui ne tarda guère.

    Elle nota qu'il était alors vingt deux heures.

    Durant les deux heures qui suivirent, correspondant à la phase de sommeil dit « profond », rien ne se produisit, aucun signal n'apparut sur le processeur. Passé minuit, d'étranges nuées envahirent l'écran, volutes indécises se formant et se déformant, ondulant, s'enroulant et se déroulant sans cesse. On eût dit les fumerolles d'un volcan. Le feu couvait sous la cendre, annonçant une proche éruption. Des gerbes d'étincelles crépitèrent, une pluie d'étoiles filantes stria la nuée ardente. Le mouvement de l'obscur magma s'accentua ; une faille s'ouvrit avec un tumulte infernal, vomissant à gueule bée un flot de lave incandescente. Au flux succéda le reflux, inquiétant ressac.

    Le dormeur était manifestement agité : ses yeux roulaient dans ses orbites, de temps à autre il poussait des cris étouffés. Ameline notait soigneusement ces symptômes, se plaçant en retrait du sujet pour éviter toute interférence avec le phénomène observé. Quand Bruno fut en phase de réveil, elle lui laissa le temps de reprendre ses esprits, avant de l'interroger sur ce qu'il venait de voir. Le jeune homme, encore en état de choc, expliqua qu'il avait « rêvé de rave ». Il s'approchait d'un bâtiment isolé dans la campagne qu'il croyait désert, lorsque la porte s'était brusquement ouverte : un bruit assourdissant avait alors brisé ses tympans, accompagné d'aveuglants éclairs de flashes. Étourdi par la sono à tue-tête, et les sunlights au rythme syncopé, Bruno put discerner à l'intérieur de l'édifice une masse confuse de corps emmêlés se trémoussant sur fond de musique électro-acoustique. Il n'avait pu supporter ce vacarme épouvantable, et s'était éveillé en sursaut.

    Ameline lui demanda d'un air innocent s'il lui arrivait de sortir en boîte seul ou avec des amis. Était-il était en mesure de rapprocher son rêve d'une scène réellement vécue ? Honnêtement oui, balbutia-t-il, mais pour le moment, sa tête éclatait, son émotion était trop forte pour en parler. Elle n'insista pas, se contenta de remettre en place les draps et de rétablir sur la tête du patient les électrodes que ses mouvements convulsifs avaient dérangées durant son premier sommeil. Puis, elle essuya son front moite avec une lingette, frictionna son torse et lui prit la main pour le calmer. Bruno finit par se rendormir.

    Il était une heure trente à la montre d'Ameline quand les visions revinrent. L'opératrice distingua sur son écran, avec netteté cette fois, le groupe de danseurs s'agitant en cadence dans une ambiance survoltée, proche de la transe. Ce n'étaient qu'entrelacs de corps nus contorsionnés. Certains d'entre eux étaient étrangement tatoués. Sur le dos d'un individu de large stature, était représenté le visage d'une femme aux longs cheveux dénoués, qui se tordaient comme des serpents. Elle avait la bouche hurlante et les yeux révulsés. Dans cette figure hideuse, Ameline y trouva le reflet de ses propres traits, déformés comme à l'acmé de la passion amoureuse : elle en resta médusée.

    S'éveillant à nouveau sous le choc de cette obsédante vision, Bruno lâcha quelques explications. L'effrayante créature existait bien, telle que l'avait montrée son cauchemar. Il avait rencontré cette fille dans une discothèque, avait dansé avec elle, il y avait même eu entre eux, selon son expression, « un flirt appuyé », mais lever du jour, sa partenaire avait mystérieusement disparu. Il ne l'avait jamais revue, et pourtant l'expression de son visage l'avait marqué. Par une singulière ambivalence fascination / répulsion, il ne pouvait évoquer ses traits qu'avec un mélange d'horreur et de désir refoulé. Bruno n'avait retenu d'elle que les détails anatomiques marquants : une arcade sourcilière prononcée, des lèvres pulpeuses et deux petites canines proéminentes.

    Ameline était intriguée par des symptômes aussi peu communs ; l'étrange souffrance du jeune homme, ses évidentes frustrations, n'avaient d'égale que l'incohérence de son témoignage. Cette histoire, déjà peu crédible, était en voie de prendre un tour fantastique. Le surnaturel était au rendez-vous. Fallait-il en revenir au Moyen-Âge, au point d'imaginer qu'un esprit malin avait pris possession du sujet ? On frôlait l'instant critique où la science devient impuissante, où la religion doit prendre le relais. Fallait-il recourir aux services d'un exorciste ? On n'en était pas encore là, l'interne avait un esprit trop rationnel pour trouver une explication démoniaque au flagrant délire du patient, qui n'était peut-être que le fait de ses sens exacerbés. Du fait de l'état de surexcitation où il se trouvait, Bruno ne pourrait en tout cas se rendormir seul. Ameline comprit que tout l'appareillage dont elle disposait ne ferait pas progresser davantage ses investigations. La visualisation de tels fantasmes ne s'appréciait pas en nombre de pixels. Mieux valait dans ces conditions payer de sa personne et s'en tenir aux méthodes naturelles. Elle mit l'ordinateur en veille, éteignit la lumière et s'étendit auprès du sujet. Elle le trouvait attendrissant, décida que ce pauvre jeune homme avait sûrement besoin d'un câlin. Elle pensait sincèrement que sa présence à ses côtés le rassurerait et pourrait l'aider à trouver un bon sommeil.

   Une heure à nouveau se passa, le lever du jour n'était déjà plus très loin. Soudain, le patient fut pris de convulsions, le matelas marqua des soubresauts, les ressorts du sommier craquèrent, on eût dit qu'un corps étranger s'était faufilé sous les draps. Ameline prit Bruno dans ses bras, l'étreignit de toutes ses forces, tentant d'étouffer entre eux « l'Ennemi », ce monstre invisible, autant qu'actif. Le combat titanesque dura jusqu'au petit matin. Lorsque le premier rayon du soleil se faufila par les volets à claire-voies, illuminant brusquement la pièce, la créature avait disparu. Les deux jeunes gens se retrouvèrent épuisés, mais au fond contents d'eux-mêmes. Ameline se leva la première, bondit au lavabo pour faire un brin de toilette ; enfilant une blouse blanche, elle se rajusta prestement. Sa bonne réputation était en cause. Il ne fallait pas que le personnel de service, qui n'allait pas tarder à faire irruption dans la chambre, la vît au lit avec son patient.

    Le fait était que Bruno avait retrouvé miraculeusement la santé. Il récupéra promptement la dette de sommeil imputable à sa nuit agitée et mangea ce jour-là de fort bon appétit.

    Ameline renonça par la suite à la communication qu'elle projetait de faire sur ce cas hors du commun. Questionnée à ce sujet par son Chef de Service, elle se refusa à tout éclaircissement sur l'itinéraire thérapeutique qu'elle avait suivi. Dommage pour sa carrière, dommage pour la postérité, mais heureusement pour sa vie privée. Devenue intime avec Bruno Figuerolle, elle lui proposa de faire avec elle le tour des discothèques de la région pour identifier le théâtre de ses tourments. Ils le retrouvèrent sans peine. C'était une boîte de nuit tout à fait banale, ni plus ni moins bruyante que d'autres établissements similaires. Où était le maléfice dans tout cela ? Pour mieux comprendre, ils explorèrent dans les arcanes des croyances médiévales, apprirent en se plongeant dans un traité de magie que le « monstre » auquel ils s'étaient mesurés était un succube, équivalent féminin de l'incube, un démon réputé s'installer dans la couche d'un dormeur et s'accoupler avec lui, allant jusqu'à boire le sang de sa victime et la serrer dans ses bras jusqu'à l'étouffer. C'était ce qui aurait pu arriver à Bruno, si elle, Ameline, son ange gardien, n'avait pas veillé sur lui. Une seule zone d'ombre demeurait dans l'esprit d'Ameline. Pourquoi l'infernale créature avait-elle emprunté ses traits pour troubler le sommeil de Bruno ? Le « dictionnaire des prénoms » lui fournit un début de réponse. En vieux Français, une « ameline » est une petite orange douce-amère. Tour à tour amènes et cruelles, tantôt anges, tantôt démons, les Ameline sont réputées d'humeur changeante, mais l'amour peut soudainement les transformer. Ce qui s'était produit dans son cas.

    Le songe de Bruno lui renvoyait sa propre image, une dangereuses llusion. Sous le faux-semblant du tatouage, son trouble désir s'exprimait à fleur de peau. Décidément, pensa-telle, succomber au succube est supplice délectable.... Une jolie conclusion pour sa thèse !

 

Illustration : « Tête de Méduse », figure tatouée d'après le célèbre bouclier peint de Caravage, (Salon du dessin 2013 au Carré sainte-Anne, Montpellier).

 

Piste d'écriture :« Écrire le rêve», avec ses implications dans la vie réelle ».

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