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7 mars 2014

Gideline, par Evelyne Grenet

nadalIl y a longtemps que je n'avais eu le plaisir de publier un texte d'Evelyne, partie sur les mers du globe avec son bateau... Voici la nouvelle que lui a inspiré la piste d'écriture: ce qui est vécu, ce qui est pensé...
J'ai choisi pour l'accompagner une toile de Jean-René Jérome. Illustration tirée du Livre de la peinture haïtienne, de Marie-Josée Nadal Gardère. Carole

Gideline

 

 Recouverte d'un drap blanc, Gideline est allongée sur un lit blanc. Ses cheveux noirs ont été rasés, un gros turban de gaze entoure sa tête. Elle semble une reine d' Égypte naufragée, échouée dans cette blancheur immaculée.

Je suis dans un tunnel, une lumière incandescente m'appelle, je flotte vers elle, je suis bien... Mère ? Père ? Wilnor ? On doit se marier... Où suis-je exactement ?...

Janna, recroquevillée comme une fleur d'hibiscus fanée, sort doucement de la léthargie qui l'a enveloppée ces dernières heures; elle se hisse hors du fauteuil. Elle a passé la nuit au chevet de la jeune alitée. Elle la regarde avec tendresse.

Je pense qu'elle dort. Comme elle est belle ma fille, on dirait une madone. Seigneur ne la rappelez pas vers vous, elle est encore si jeune, si innocente...

Est-ce-que tu souffres ma petite fleur ? Je voudrais absorber toute la douleur de ton corps pour t'en libérer. Je suis allée voir la guérisseuse du village, elle a fait des incantations pour toi, a arraché les plumes du coq le plus vigoureux de la basse-cour, les a suspendues dans la maison, puis a semé une poudre à l'extérieur, sur le seuil, comme protection...

Comme tous les jours, ton père a dû partir à la pêche très tôt ce matin.  Le chagrin l'accable, j'ai peur qu'il ne perde la raison... Hier, le regard perdu au loin, il a rejeté à la mer tous les poissons pris dans sa nasse, puis il est resté prostré, assis, dans le fond de la boutre.

Les rayons du soleil filtrent au travers des claires-voies en bambou de la fenêtre, baignant le lit de Gideline d'une lumière dorée

Ils disent que je suis dans le coma... Je ne peux pas tourner la tête, je ne peux pas ouvrir mes yeux. Où suis-je exactement ? Je n'entends pas les coqs chanter dans la cour, les oiseaux siffler dans le manguier. Maman doit être occupée à retourner les poissons sur la natte pour les faire sécher au soleil sur chaque face... Pauvre mère... je lui avais dit que je le ferais ce matin, et me voilà dans ce lit, inactive... Mère, pourquoi ne chantes-tu pas ? Où suis-je exactement ?

Les médecins sont passés dans la chambre. Les mots scientifiques assaillent Janna qui ne comprend rien à leur langage abscons. Elle n'entend que quelques morceaux de phrases effritées au sein de sa lassitude. "Lui parler... réveillée... séquelles éventuelles..." Désemparée devant la vacuité de son existence, elle semble rétrécir dans ce fauteuil décidément trop grand pour elle, mais qui, pourtant, lui offre un rempart contre l'adversité.

Nous allons bientôt te ramener à la maison. Wilnor se remet de ses blessures,  il parle beaucoup de toi, il t'aime... Je devrais prier... Je ne sais plus... Les prières sont sorties de ma tête... Un grand vide m'engloutit, je me dessèche... Ma petite fleur, nous t'aimons tellement, il faut que tu reviennes, je t'en supplie réveille-toi...

Janna fredonne un de ces airs préférés. Le chant recoud toutes les plaies. La musicalité de la chanson se diffuse dans toute la pièce, s'évanouit dans un murmure puis, le refrain rebondit en sauts légers sur le corps de la jeune fille.

Mère ? Tu es là ? Tu chantes ! Quel bonheur de t'entendre ma petite mère! Je suis à la maison?... Wilnor est sûrement là aussi... Oh! Je me souviens ! La fusillade dans les rues de Port au Prince, les balles sifflent... Le mariage... Les cris : "couchez-vous !" Ma belle robe tachée de sang, une douleur violente à la tête... Plus de mariage... Mère, Père Wilnor  où êtes-vous ?

Janna tout en fredonnant caresse doucement la main de Gideline. Un léger frisson parcourt le corps de la jeune fille, une larme coule sur sa joue. Janna se redresse, comme une plante bien arrosée après une longue période de sécheresse. Elle regarde sa fille stupéfaite.

Gideline se réveille ! Oh seigneur merci en pile1 !

A présent, la mère se déplace en tressautant, comme animée par un ressort

            ― Messieurs les docteurs venez vite, ma fille se réveille !

 

Ce texte est inspiré d'un fait réel.  Un jour à la sortie d'un village de pêcheurs, au détour d'un chemin, j'ai rencontré une femme haïtienne qui m'a confié sa douleur de mère. Sa fille a reçu, à la tête, une balle perdue lors d'un échange de coups de feu entre truands et la police à Port au Prince où elle se rendait à un mariage...

 



1Ce terme très employé par les haïtiens veut dire beaucoup. Merci beaucoup = merci en pile, je l'aime beaucoup = je l'aime en pile. Des piles de mercis, des piles d'amour !

 

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Commentaires
J
Ce texte magnifique à deux voix, dont l'une purement intérieure, est remarquablement mis en valeur par l'illustration. Gideline, lointaine cousine d'Ophélie et victime d'une violence expliquée à la fin, semble ici flotter entre deux eaux.
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