Harpe et contrebasse, par Evelyne Grenet

27 mars 2022

Piste d'écriture: duo ou trio

Vincent n’a pas sommeil du tout, se fait un thé vert. Pendant que l’eau chauffe dans la casserole cabossée, il vérifie l’état des jeunes pousses de lierre plantées le mois dernier : elles sont bien parties. Dans le pot d’à côté une orchidée étire une longue hampe en boutons prête à fleurir. Sur une toute petite table logée à côté de la fenêtre il pose délicatement la théière et le petit bol japonais, met un CD de Miles Davis, puis s’installe dans un vieux fauteuil affaissé. Les lumières de la ville filtrent au travers du voilage. Le temps que le thé infuse Vincent semble absent, en pleine réflexion. Pourquoi n’est-il pas resté avec les autres ce soir après la répétition ? Bien sûr il pourrait invoquer l’orage menaçant, et la peur d’avoir à rouler sous la pluie pour rentrer. Mais il n’en est rien ! En fait, il aime se retrouver seul… Seul oui, mais dans son univers à lui, dans ce petit deux pièces exigu comme un nid où il apprécie se blottir. La musique de Miles Davis se répand doucement dans la pièce. La trompette du virtuose prend le relais du piano dans une suave mélodie. Blue in green feutre l’atmosphère. Vincent se renverse sur son siège, ferme les yeux, il se délecte de cette ambiance. Il en oublie le thé qui infuse toujours.

Hier, son ami Miguel a téléphoné pour lui parler très longuement d’Isabelle… ELLE, surnom qu’il lui attribue secrètement, est musicienne elle aussi, harpiste plus exactement. Pourrait-elle intégrer le groupe ? Pourrait-il lui écrire un morceau où la harpe aurait bien sa place en solo ? Perturbé, il n’a proféré que quelques réponses vagues, sans oser avouer que ça ne serait pas possible. Une harpe qui viendrait rivaliser avec sa chère Desdémone pour des solos ? ce n’est pas du tout envisageable ! Il est amer comme le thé qui a vraiment trop infusé. A présent le charme est rompu. Il n’apprécie plus la douceur de la soirée. Il se lève et fait les cent pas dans la pièce. Comment décliner cette proposition sans fâcher son ami ?

Il imagine ELLE, pinçant avec dextérité les cordes. La harpe blottie entre ses cuisses vibre de sons effilés. Le piano s’est tu, la contrebasse aussi ! Les spots illuminent ce duo de charme… Desdémone détrônée par une harpie qui égrène des notes cristallines parfois vraiment trop aigües ? Pas possible ! La contrebasse, elle, émet des sons tout en rondeur, des tons poignants qui vibrent jusqu’au plus profond des entrailles. Sous la caresse de l’archer, elle soupire langoureusement. Vincent la possède alors pleinement dans une jouissance qui arrive à son apogée au moment où les autres musiciens reprennent en chœur le phrasé initial sous les applaudissements de la salle. Les feux de la rampe sont pour Desdémone et lui uniquement ! Sa chère Desdémone a toujours été là dans les moments les plus intenses de sa vie de musicien. Pas question de laisser leur place…

Très contrarié, Vincent est pris de vertige. Miles Davis a cessé de jouer. Le silence est pesant. A pas feutrés, il se dirige vers la chambre pour retrouver Desdémone. Délicatement, il ouvre l’étui qui l’enveloppe. Il délace cette protection comme un amant délierait le corset de sa bien-aimée, la hisse vers lui dans un geste protecteur. Un petit chiffon doux pour lustrer le bois dans une caresse. IL saisit l’archer… Desdémone gémit, soupire, dans le même tempo que lui. Ensemble, ils vibrent à l’unisson. Elle est sa passion, sa raison de vivre.

Copyright Evelyne Grenet, mars 2022.