Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
27 mai 2014

La route incertaine, par Carole Menahem-Lilin

Piste d'écriture: décrire un territoire imaginaire. Les noms de lieux sont une création de l'atelier Confettis collectifs.

un-bosquet-de-trembles-dans-l-oregon-aux-etats-unis_9956_w460

Dans ce pays-là, on arrive à la Forêt des châtiments par la Porte de l’inquiétude.

Chaque inquiétude a son châtiment particulier, d’autant plus fort qu’on l’a longtemps craint et attendu. J’aime les arbres, mais les hêtres et trembles étranges de cette forêt-là, je ne suis pas pressée de les voir croître et multiplier. A force de pousser dans tous les sens et de se tordre sur eux-mêmes, ces géants sont devenus pour beaucoup des bonzaïs. Ils sont condamnés à subsister sur une terre plus petite qu’un pouce, plus nue qu’un rocher. Certains n’ont jamais quitté le genou de leur parent, et un seul genou pour devenir homme c’est peu, même pour un homme-arbre. D’autres ont les racines noyées dans l’eau des larmes depuis toujours. Et que dire de ceux dont l’écharpe de sève est toujours prise dans le col de l’amertume ?

Beaucoup  de ces graines de châtiment ont été apportés par le vent du Décret, à travers la vallée de la Complication humaine, et ces arbres-châtiments là attrapent souvent les enfants, les frères, les sœurs, les amis, les amantes, au lieu des coupables.

Et puis coupables d’ailleurs, qu’est-ce que ça veut dire ? se demande la Route incertaine à chaque fois qu’elle en arrive là. Ce serait bien que les dettes une fois payées soient oubliées, non ? Ce peut être un sentiment gratifiant que de payer, à un chêne bienveillant, son comptant de glands. Mais après, on poursuit son chemin, vers les cimes, les abysses ou les plaines de son caractère, et on se sent vivant et libéré. Non ? Ce serait l’idéal.

Or il arrive souvent a-t-elle constaté qu’on paye plusieurs fois pour quelque chose qu’on n’a pas commis, ou qu’on n’a pas eu le sentiment de commettre, alors à force on devient criminel pour de bon.

La route incertaine essaye d’éviter d’emprunter de ces pentes qui font les criminels. Mais elle n’y peut rien, parfois ça glisse, et… On a beau être de bon tempérament, l’équanimité permanente n’est pas donnée à tout le monde. De plus une route a à faire avec les aspérités de l’environnement, Ravin glouton ou Ville d’enfer ne sont pas des hôtes calmes, il arrive qu’elle gifle Piège des lumières ou tente de passer en lui tournant le dos le Rocher de la peur.

On lui fait parfois honte pour son impolitesse, son oubli, ses inconséquences. A présent elle ne se fâche plus trop mais au début, quand elle était une jeune route, que de tremblements de terreaux et accidents de la circulation !

Enfin, elle n’est pas très fréquentée, sinon par des fêlés en son genre.

 

D’ailleurs, elle-même n’est-elle pas plutôt fautive pour une route ? Si vous lui demandez son nom elle ne sait pas, ses panneaux indicateurs ont été déplacés depuis longtemps, il lui arrive de poser ses pavés sur des gouffres abyssaux dont elle n’a pas conscience, créant ainsi des ponts magiques si l’on veut, mais qui n’ayant pas la conscience d’être des ponts, risquent de tomber dans le chaos de la confusion à tout instant.

Car la conscience d’être un pont, pour un pont,  c’est primordial. Un pont doit se soutenir dans l’élégance, et s’il n’a pas connaissance de ses mensurations ni de la profondeur qu’il doit enjamber, comment voulez-vous ? Il se relâche et c’est fini…

La route incertaine en est désolée, mais…

La route incertaine n’est même pas certaine des endroits qu’elle dessert. Alors, des ouvrages d’art qu’elle crée…

 

A vrai dire, la route incertaine n’est pas certaine d’être une route. Il lui arrive de se prendre pour une pensée, une pensée assez digressive. Il y a des digressions qui montent, d’autres qui descendent. Les digressions plates sont rares (on ne va pas se demander pourquoi, ce serait une digression de plus).

Dans l’idéal pour lequel elle a été conçue, la route incertaine atteindrait le Château de la raison, puis le traverserait en direction de la Neige d’éternité. Là, elle s’achèverait car l’éternité, surtout l’éternité immaculée, n’est pas connue pour laisser grand place aux digressions – ni d’ailleurs aux incertitudes.

Est-ce pour cela que la route incertaine est si peu pressée d’arriver à son but ?  Et d’abord, qu’est-ce qu’un but pour une route incertaine ? Une certitude, qui par indéfinition ne peut la combler.

Elle préfère frissonner au Passage des saisons, qu’elle passe et repasse via plusieurs gués. Ce sont des instants de surprise toujours renouvelée. Se perdre aux rives de l’étang de la jouissance, elle aime bien aussi. Puis d’un bond, hop, elle atteint  l’île de l’être-là, et s’y maintient le plus longtemps possible, à regarder les oiseaux fuir et revenir, et les chevaux secouer leur crinière depuis la terre des rêves.... la route incertaine est très forte pour s’arrondir autour de ces instants-là – puis, quand elle est bien regonflée, pleine de sèves et d’amitiés, elle dévale gaiement les pentes des désirs, quitte à s’y enfoncer un petit peu – il y a des bains d’argile qu’on ne se refuse pas. Elle aime aussi traverser le pays des conseils, tant qu’ils sont doux, et puis, et puis, aller selon l’humeur du ciel et des pensées. Pour peu qu’elle rencontre un ruisseau raisonneur, qui fait route avec elle, se gonflant des affluents de toutes leurs conversations, conversions, possibles et impossibles, elle atteint au bonheur. Une route incertaine, qui va au gré de ces certitudes intérieures, pas toujours prévisibles, manque parfois de compagnie.

Cependant, même si elle ne connait pas toujours son nom, sa destination ou sa raison, une route incertaine sait reconnaitre la joie. Elle est même, en ce domaine, assez spécialiste – et on devrait l’appeler en consultation pour cela, l’identification sorcière de la joie, la mystique de l’instant. Il arrive à la route incertaine de gaspiller ses pavés, son sable et ses goémons – mais c’est pour mieux accueillir fleurs, épinards sauvages, graines de pensées tulipières, eaux-vives et autres joyaux.

 Image: http://www.maxisciences.com/ Photo Publié par Emmanuel Perrin, le 23 décembre 2009

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité