Apocalypse, par Jacqueline Chauvet-Poggi.
*Piste d'écriture: à partir de visuels d'une ville que nous connaissons bien, Montpellier, articuler lieux, pensée, mouvements, actons...* Photos de Marianne Raous.
APOCALYPSE
Tu te promènes dans ta ville. TA ville. Elle n’a jamais été aussi tienne qu’aujourd’hui. Personne sur la Comédie. Les trois Grâces sont les seules figures humaines. Et tu es seul vivant dans un paysage d’où un cataclysme semble avoir chassé tout ce qui n’est pas minéral et immobile.
Le théâtre est une façade aux arcs béants qui te fixent et t’aspirent. Tu n’oses pas t’aventurer sur le sol glauque dont tu peux croire qu’il est liquide, déjà atteint par l’ombre qui monte à l’assaut des derniers feux de la lumière déclinante, qui va absorber peu à peu ces vestiges d’habitations, comme un lac où s’engloutira tout relief.
Si tu te déplaces vers le Peyrou, l’angoisse te saisit devant une nuée oppressante lourde d’orage contenu. Tu es seul, là encore. La lumière est rasante, rampe sous le ciel lourd qui la menace. Rien ne bouge, tout est attente. Toi-même retiens ta respiration comme pour ne pas attirer l’attention sur le dernier vivant qui ose être là.
Si tu crois calmer ton malaise devant les constructions plus récentes, rengaine ton espoir. Elles sont debout, encore, raides comme des remparts orgueilleux, leurs fenêtres sont des meurtrières guettant on ne sait quel ennemi. Mais déjà elles tremblent. Tu n’as jamais vu tant d’eau à leur pied, une eau qui les dissout, qui commence par aspirer leur reflet avant de les ronger eux-mêmes jusqu’à l’effondrement. La nuée est là aussi, grosse d’éclairs futurs, laissant filtrer un maléfique rayon vert.
Tu te doutais bien, avant d’entamer ton tour de ville, quand tu as pu, d’une hauteur, voir un large pan des toits familiers sous la protection illusoire de la flèche de Sainte Anne, éclairés, chauffés, dirait-on, par une lumière ocre qui accentue les reliefs. Tu te doutais que quelque chose était en train de changer, en train de mourir peut-être. Sur un fond bleu rassurant, légèrement dégradé vers le sol en un rose vaporeux, tu as pu voir s’étirer la forme inquiétante d’un nuage à la couleur métallique. Et si tu as bien regardé tu as pu observer l’opacité dense qui déjà anéantissait le premier plan.
Que vas-tu faire ? Que dois-tu faire ? Te laisser engloutir comme le capitaine d’un navire qui sombre, espérer retrouver tout ce passé dans un improbable monde subaquatique ? Ou fuir, mais où ? Pour raconter, mais à qui ? les derniers jours de Montpellier, faire partager cette angoisse qui t’enserre en ce moment, mais comment ?
Depuis le début de ton errance tu ne cesses de photographier tout ce que tes yeux ne veulent pas oublier, tu mobilises des milliards de pixels afin qu’ils puissent témoigner. Témoigner de quoi ? Et si demain tu retrouvais ta ville ressuscitée, intacte, avec tous ses bruits, son mouvement, tout ce que tu aimes tant et critiques tout autant, et tous ces habitants que tu croyais disparus ? à propos, où sont-ils ? Tu vois bien que ton imagination a fait virer au cauchemar ta peur de l’orage. Rassure-toi, Montpellier est toujours là, encore là pour un bon bout de temps, au moins.