Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Ateliers d'écriture et d'accompagnement à Montpellier ou par Zoom
Newsletter
Publicité
Archives
16 décembre 2014

You and me, par Jean-Claude Boyrie

L'Hippocampe 17

You and me.

 

17 Nick Turpin fils

 

« À la nuit sombre de l'adversité,

succède l'aurore nouvelle....

La nuit bleue n'est qu'un voile transparent

cachant le corps du bonheur. »

                                        Jay Shankar Prasad, « Kamayani III- Foi »

 C'est la fin de la nuit, quand vient l'heure bleue. Un bus vétuste, inconfortable, roule en cahotant dans un décor chaotique. Où va-t-il ? D'où vient-il ? Tu l'ignores, mais vois que ce bus est bondé, comme le sont tous les moyens de transport dans ce pays. Quand il n'y a plus de place à l'intérieur, les passagers s'installent sur le toit, pâles fantômes figés dans une incroyable posture. C'est l'époque de la mousson. Des jours durant, il n'a cessé de pleuvoir dans la région. L'ambiance est moite, une touffeur malsaine émane du sol gorgé d'eau. La pluie tombe dru, ruisselle à grosses gouttes sur les vitres du car.

Attention ! Arrêts fréquents ! Ce véhicule est un omnibus, qui dessert toutes les stations, du gros bourg de campagne au hameau le plus écarté. Le voilà qui marque une halte improbable en pleine nature. Impossible pour toi de trouver le moindre repère. Il y a bien des indications, mais qui figurent dans une écriture indéchiffrable. Et puis, que t'importe au fond le nom de ce lieu ? Contente-toi de regarder les gens descendre ou monter. Ce couple de paysans par exemple... L'homme tient un panier plein de volaille caquetante à la main. Sa compagne porte son nourrisson sur le dos, bien enroulé dans un châle, à la manière indienne.

En fait, tu ne vois pas grand chose à cause de la condensation qui s'est formée sur les vitres. D'un geste machinal, tu entreprends d'essuyer la buée de la main : peine perdue, elle se reforme aussitôt. Alors tu t'approches, jusqu'à coller ton nez à la vitre, observes ce qui se passe à l'intérieur du car. En fait, rien, ou presque, on a du mal à discerner les passagers dans la pénombre. Le plafonnier est éteint, ça et là brillent quelques veilleuses. Elles éclairent d'une faible lumière, un peu kitsch, ceux qui voudraient dormir et plus vraisemblablement somnolent. Tu as du mal à distinguer leur visage dans la pénombre. Il te semble qu'ils ont tous une expression morne, indifférente, et quand ils ouvrent les yeux, tu leur trouves le même regard immobile.

À présent, tu remarques cette jeune femme installée à l'arrière du bus, côté fenêtre. Elle t'intrigue, allez savoir pourquoi. Tu ne la vois que de profil, ses traits sont identifiables, mais un capuchon dissimule en partie ses cheveux. Une Indienne ? À sa blondeur, tu penses que cette femme est plutôt une Européenne vêtue à la mode du pays. Pour l'heure, elle est plongée dans ce qui te semble un roman de gare. Avec un effort d'attention, tu parviens à en lire le titre : « You and me ». Sûrement un truc à l'eau de rose, un produit de consommation courante ici, le genre de bluette dont on se régale à Bollywood. Pourtant, la femme n'a rien d'une héroïne de cinéma, sa physionomie est grave, un brin mélancolique. Une question indiscrète te vient : y a-t-il un homme dans sa vie ? En Inde, il est mal vu qu'une femme voyage seule, cela fait très mauvais genre, une jeune personne convenable est chaperonnée par son père, un frère ou son mari.

17 Nick Turpin mère

Ton regard se porte ensuite sur le jeune homme installé sur le siège juste derrière elle. Plus tout-à-fait un ado, pas encore un adulte. Il pourrait être son fils. Lui aussi a le visage encagoulé. Tu considères que ce détail vestimentaire est dépourvu de signification. C'est juste que son capuchon lui donne un genre, ce jeune cherche à ressembler aux autres de son âge. Le garçon tient à la main quelque chose qui pourrait être un smartphone ou une tablette numérique. Il pianote machinalement sur l'écran tactile, un passe-temps insolite à cette heure avancée de la nuit !

C'est reparti ! Le bus démarre en hoquetant, reprend son voyage interminable au prix de quelques ratés. Inutile de consulter l'horaire officiel, il n'a qu'une fonction décorative. Advienne que pourra, le temps de trajet n'importe guère aux autochtones. Le terme « être pressés » est sans équivalent dans leur langue ; pour eux, le temps n'a pas de sens... Ce n'est apparemment pas le cas de cette femme, visiblement inquiète des retards accumulés du bus. Poliment, tu t'enquiers de son trajet. Partie hier soir avec son enfant de Pondichéry, elle se rend à Madras où elle doit prendre un avion à destination de la France. Ils ne peuvent se permettre de rater ce vol. Eu égard à leurs moyens, les billets leur ont coûté une fortune. À partir de ce peu d'éléments, tu tentes d'imaginer leur histoire. La mère et le fils ont fait un long séjour en Inde. Ils ont vécu dans un ashram, à Auroville, ensuite ils se sont installés à Pondichéry. Puis, est venue la fin du temps de l'insouciance, un grave événement familial s'est produit, qui bouleverse leur existence et les oblige dare-dare à rentrer chez eux. Voilà pour l'essentiel, cela te fournit la trame d'un scénario de série B. Pour le reste, à toi de broder. Tu dois nommer tes personnages, en ce qui concerne la mère, ce sera selon ton humeur Élodie ou Marie-Louise, en abrégé Milou (finalement, tu choisis ce prénom). L'une fut sage et l'autre folle, à moins que ce ne soit l'inverse. Du passé de cette femme, tu ne sauras rien, sinon qu'elle ne parvient pas à l'assumer. Elle se dit en quête de sa soeur perdue, une moitié d'elle-même.

Le jeune homme s'appelle Olivier. Il est né de père inconnu, cette idée lui est insupportable, il a besoin de retrouver ses racines.

La pluie a cessé, le ciel pâlit à l'horizon, annonçant l'aube imminente. Au paysage rural succède un décor des bidonvilles, ce sont les faubourgs d'une grande cité. Madras. Progressivement, le bus se décharge de ses passagers. Cette fois, la signalétique est bilingue, sur les panneaux bien visibles, tu peux lire en anglais la mention : « International Airport » Le bus s'engage dans cette direction, toujours brinquebalant, presque vide : il ne reste plus à son bord que Marie-Louise et Olivier. Ça y est, ils sont arrivés à destination. Il était grand temps. L'avion pour la France est là qui les attend, sur le tarmac, prêt à décoller, déjà ses réacteurs ronronnent. La mère et le fils étirent leurs membres engourdis par ce long voyage, bondissent de leur siège et descendent du car avec leur maigre bagage, on les enregistre illico. Les voilà sur la passerelle, aussitôt retirée après leur passage. La porte de l'appareil se referme sur eux, à présent les cache à ta vue.

Tu jettes un dernier coup d'oeil sur le bus, qui se prépare à repartir en sens inverse. À l'arrière, sur la vitre embuée, à la place que vient de quitter Marie-Louise, des caractères ont été tracés d'un index malhabile. Trois syllabes qui ne veulent rien dire : « Lau-Li-lou ». S'agit-il d'une formule magique, ou d'une comptine enfantine, écrite dans une langue que tu ne peux comprendre ? Soudain, par association d'idées, tu repenses au livre que Milou lisait tout à l'heure. Tu fais un lien avec son titre : « You and me ». Même cadence, même nombre de syllabes. Peut-être faut il chercher dans cette direction la clé de l'énigme.

(À suivre....)

Illustrations : Les passagers d'un bus londonien vus par le photographe Nick Turner.

Pistes d'écriture : Interprétation des images (entrer dans l'intimité des personnages, tenter d'établir un lien entre eux). Une voix off, celle d'une personne extérieure à la scène, interpelle le narrateur.

Publicité
Publicité
Commentaires
Publicité