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20 mars 2015

Des pianos et des hommes, par Jacqueline Chauvet-Poggi

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DES PIANOS ET DES HOMMES

(Raconter une vie autour d’un objet)

Quand je l’ai connu c’était un homme âgé mais un de ces personnages sur lesquels l’érosion de la vieillesse n’affecte que l’extérieur. J’avais avec lui de longues conversations sur sa terrasse à l’ameublement bohème. Il y avait même, étonnamment, un piano droit dont le soleil avait fané la couleur et écaillé la marqueterie.

 

-Pourquoi ce piano ? Est-ce un symbole, un souvenir ? Je ne vous ai jamais entendu jouer.

-Vous n’avez rien perdu ! Oui, c’est le symbole de l’amitié fluctuante entre un homme et cet instrument.

 

-Racontez-moi.

-Dans la petite enfance on trouve que c’est un meuble encombrant et inutile mais qu’il a une gueule sympathique avec ses bobèches en cuivre qui luisent comme des regards et sa mâchoire d’ivoire qui parait sourire ou menacer. De temps en temps on tape de grands coups sur les touches pour s’amuser et faire râler les parents. Un jour on essaie d’un doigt malhabile d’enfoncer une touche après l’autre, c’est merveilleux, ça monte et ça descend, ça ressemble à une petite chanson. Il se trouve alors quelqu’un qui vous enseigne comment s’y prendre.

 

-Le début de l’apprentissage, c’est ça ?

-Oh oui ! C’est difficile, il faut faire attention à la position de son corps, de ses mains, lire toutes ces notes posées sur la portée comme des hirondelles sur des fils, y compris celles qui s’échappent de la portée si loin qu’on ne les reconnaît plus. On arrive peu à peu à faire entendre quelque chose qui a du sens, on est naïvement fier. Quand vient le jour solennel de l’audition, cérémonie annuelle, on pavane comme des vedettes, morts de trac.

 

-J’ai connu ça, les parents émus qui vous félicitent alors qu’on a été mauvais !

-Tout à fait. On ne devient pas Mozart, on nait Mozart ! Et c’est rare.

 

-C’est alors qu’on abandonne ?

-Non, car le désir demeure. Devenu ado, on revoit ses ambitions à la baisse. On rêve seulement d’être capable d’animer des parties entre copains en jouant de la variété, du jazz, du classique, enfin de répandre de la joie autour de soi. Alors on reprend les exercices comme les danseurs à la barre, on aborde les partitions les plus faciles de grands auteurs. Paix à leurs cendres !!! Mais pour la joie des copains, c’est raté, ils vous le font comprendre gentiment. Il n’y a plus qu’à rabattre le couvercle.

 

-Alors c’est la rupture, l’ami piano disparaît tout à fait ?

-Pas vraiment, les relations deviennent virtuelles, en quelque sorte. On va aux concerts écouter de vrais musiciens, on gave l’électrophone de disques plus parfaits les uns que les autres, on remplit ses oreilles de ce qu’on a rêvé et qu’on n’atteindra jamais. Il faut dire que, devenu adulte notre vie se remplit de préoccupations contraignantes, le métier, la famille. A moins d’avoir déjà acquis un bon niveau, il ne reste plus que la nostalgie.

 

-Pourtant, ce piano, là sur la terrasse, il montre qu’il peut revenir.

-C’est vrai. Quand on en a pris l’habitude, une maison sans piano semble incomplète. Son retour peut avoir pour prétexte l’envie de proposer aux enfants votre propre expérience, on ne sait jamais, ne pas passer à côté de Mozart, comme toujours ! Ça ne marche pas souvent. Seulement voilà, il est là, il vous tente, titille vos anciennes illusions. Et quand surgit une période difficile, quand votre temps se creuse de grands vides, le vieux désir revient. Le piano devient consolateur, on n’attend plus de lui des merveilles mais de petits bonheurs au jour le jour. On reprend le personnage de débutant, humble et modeste, croyez-le ou non, on progresse.

 

-C’est extraordinaire de réaliser ainsi un vieux fantasme !

-C’est ce qu’on croit. Mais le chemin est toujours aussi ardu, même avec une obstination que l’âge rend plus solide. Et puis, ce que l’esprit veut le corps ne le veut pas forcément. Les doigts ne sont plus agiles, l’arthrose les engourdit et même les oreilles vous lâchent. Quand les sons vous parviennent  déglingués, que l’accordeur vous dit que ce n’est pas la faute du piano ni du pianiste, il ne reste plus qu’à mettre le piano sur la terrasse comme compagnon, comme coffre à souvenirs.

Que voulez-vous, on perd ses cheveux, on perd sa souplesse, on peut bien perdre ses rêves…..

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