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7 juin 2015

Les pupi, par Colette Rostan

Proposition d'écriture: piocher des mots au hasard dans un lexique sur le printemps

colette pupi

      Elle avait toujours rêvé d’entrer dans ce théâtre perdu au fond d’une ruelle obscure, où pendaient les fils électriques devenus inutiles car les boutiques des artisans et les rares habitants avaient depuis longtemps disparu. Les murs noircis et les rideaux de tôle baissés donnaient une impression d’abandon ; on avait du mal à imaginer que quelqu’un pouvait encore s’aventurer dans cet endroit désormais silencieux. Pourtant on y trouvait un minuscule « opera dei pupi », où une famille perpétuait l’art de ces  marionnettes géantes qui content les exploits guerriers des héros siciliens. On arrivait dans ce coin perdu en longeant un port ; les coques rouillées de bateaux qui ne prendraient plus jamais la mer masquaient à peine le bleu de l’océan.

    Elle vivait à quelques rues de là, dans ce quartier de Palerme où le béton avait peu à peu remplacé les orangers et les citronniers. La Corne d’Or, comme on l’appelait autrefois, avait été livrée à l’avidité des promoteurs, ils y avaient construit des immeubles à la hâte et quand les premières fissures étaient apparues, ils étaient déjà loin.  L’aristocratie locale amoureuse des folies baroques avait vu les horribles constructions atteindre le seuil des villas pleines de fantaisie, et avait fini par quitter les lieux quand les revers de fortune les y avaient poussée. Mais elle, elle était restée ; la vie n’était pas rose mais elle s’accrochait à sa villa  aux murs maintenant décrépis, coincée entre un pan de mur à moitié écroulé et les ruines d’un palais rongé par la lèpre, vide, définitivement clos derrière de lourdes chaînes. De sa splendeur passée il ne conservait que les grotesques qui ornaient le portail d’entrée. Elle aimait ces figures inquiétantes qui semblaient ricaner au-dessus de son parc ; elle avait pourtant l’impression qu’elles veillaient sur elle et sur son arbre de Judée, un miraculé, dont la couleur pourpre irradiait aux premiers signes des beaux jours.

Sa vie s’écoulait ainsi, sans fantaisie, avec un rêve, celui de découvrir ce monde encore empreint des souvenirs d’enfance qui se cachait là-bas dans le théâtre de la ruelle obscure. Elle y avait beaucoup flâné, les yeux émerveillés devant les affiches colorées et le nom tracé à la peinture rouge de Carlo Mancuso, l’illustre marionnettiste. Le tout Palerme se précipitait là pour retrouver un peu de son histoire et de ses traditions et le prix de la place était devenu un luxe pour elle. Mais elle ne perdait pas espoir. Un jour elle s’offrirait le billet magique qui l’entraînerait dans les aventures du Roland furieux, des princes normands envahisseurs et de Roger l’Africain, des noms qui lui étaient devenus familiers à la lecture régulière des affiches.

  On était en mai, les insectes faisaient déjà vibrer les herbes folles, le temps du ménage de printemps était arrivé, elle allait sortir sa vieille chaise longue pour se prélasser au soleil, secouer les tapis usés, décrocher les rideaux pour leur redonner de l’éclat, arracher les plantes sauvages qui étouffaient son arbre. Un rescapé, comme elle,  comme la minuscule boulangerie voisine qui fabriquait encore à l’ancienne les fameux cannolis fourrés de fruits confits et de ricotta onctueuse. Elle s’offrait de temps à autre les délicieux petits gâteaux et s’amusait des bavardages des habitués de la boutique.  Elle suivait ainsi les évènements du quartier, et quelqu’un avait rappelé que c’était bientôt la fête des mères. Pour elle ça ne signifiait plus grand-chose, même si le temps n’avait pas effacé le tendre souvenir de sa mère ;  personne ne viendrait sonner au portail de l’entrée un bouquet de fleurs à la main, mais c’était une fête et elle avait brusquement décidé de la célébrer à sa manière. Elle s’était offert le billet tant convoité.

  En arrivant  devant la caissière son cœur s’était légèrement emballé, puis elle s’était retrouvée dans la salle minuscule où fusaient les rires des enfants que les parents essayaient en vain de calmer . Quand le rideau rouge s’était enfin levé pour dévoiler un décor de carton-pâte aux couleurs vives elle avait souri, amusée, c’était tellement naïf et enchanteur!puis les «  pupis » s’étaient avancées, revêtues de leurs armures de métal argenté posées sur des pantalons bouffants vert olive et des chemises vermillon. Les casques brillaient et le heaume relevé laissait voir des pommettes colorées, des yeux ronds éberlués et une belle moustache pour souligner la bouche d’un rouge éclatant. D’une hauteur impressionnante, elles arrivaient à la taille ou la poitrine du marionnettiste.

  Le spectacle se déroulait, vif, rapide, dans le cliquetis des armures, les marionnettes géantes prises dans une bataille s’envolaient suspendues à leurs tiges de fer, elles voltigeaient en une danse effrénée rythmée par la voix tonitruante de l’habile marionnettiste et la ritournelle du piano mécanique. Les chevaliers donnaient de l’épée, du sabre, frappaient les boucliers, tranchaient la tête du dragon, le cou du Sarrazin,  perçaient des poitrines en roulant des yeux, la moustache frémissante. Les chevaux tombaient, les vaincus s’entassaient, le fracas des armes s’intensifiait et la salle criait en applaudissant aux exploits des preux chevaliers. L’enfant à côté d’elle sautait comme un cabri en lui souriant, heureux de la voir rire elle aussi, il lui avait même demandé comment elle s’appelait entre deux changements de décor. Les parents amusés se penchaient de temps à autre pour lui sourire à leur tour et elle avait senti comme une tendre complicité à partager ainsi  avec eux la frénésie de la bataille et la joie du petit garçon.

  Quand le spectacle avait pris fin elle avait gagné la sortie d’un pas hésitant, comme emportée encore par ce tourbillon plein de bruit et de fureur. L’enfant lui avait fait un signe de la main en s’éloignant et ce geste lui avait donné l’impression d’exister un peu pour quelqu’un ce jour là. Elle était rentrée sans se presser par les ruelles étroites, heureuse et pleine d’un espoir qu’elle ne s’expliquait pas.

  Demain, près de l’arbre de Judée, elle planterait un olivier et un cerisier du Japon.

mots piochés au hasard dans le lexique: ménage de printemps, bleu océan, danse, vert olive( olivier ,argenté) cerisier du Japon, fête des mères, pourpre(arbre de Judée)

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