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11 avril 2016

Mémoire brûlante, par Colette Rostan

Piste d'écriture: une malle, une photo, deux objets.

mémoire brulante

 L’inspecteur Marlowe poussa la porte d’entrée du bâtiment avec précaution. L’aile ouest avait été en partie incendiée. Il avait reçu un courrier bien étrange : dans une enveloppe il avait trouvé une feuille à demi brûlée avec une adresse qui l’avait conduit au bout de ce chemin perdu en pleine forêt. C’était peut-être là qu’il trouverait la clé de l’énigme mais il devait se montrer prudent.

Le couloir qui desservait le rez-de-chaussée était couvert de poussière et il éternua comme un idiot. Il s’arrêta, le cœur battant, mais le silence n’était troublé que par le bruit du vent à travers les planches qui barraient les fenêtres à moitié arrachées, et par le crissement des petites bêtes qui semblaient avoir pris possession des lieux. De part et d’autre du couloir des pièces vides aux murs noircis, il arracha ce qu’il restait des papiers peints et examina le plancher à la recherche d’une cachette, car si on lui avait envoyé ce courrier, c’était dans un but précis mais tout semblait désespérément abandonné. 

 Il découvrit cependant des traces de pas qui menaient au bas de l’escalier. C’était peut-être un signe. Il restait sur ses gardes car il avait la désagréable impression d’être observé. Aussi il gagna rapidement le premier étage, là encore les pièces étaient vides, avec des murs lépreux et des planchers que les flammes avaient en partie rongés et où il jugea inutile de s’aventurer. Il gagna les combles où la pluie, qui s’était infiltrée par les fissures du toit, avait réduit quelques meubles, des papiers et des journaux, à des tas d’immondices nauséabonds.

Il observa rapidement les lieux qui ne présentaient guère d’intérêt, de toute façon il ne tenait pas à s’éterniser dans cet endroit sordide dont l’odeur devenait étouffante. Mais il remarqua la malle à moitié dissimulée sous des chiffons et des tissus qui n’avaient plus ni formes ni couleurs. Il s’approcha, car c’était peut-être la dernière chance de trouver un indice. Il revenait encore à son idée : si on l’avait guidé jusque là, c’était pour qu’il trouve quelque chose. Mais quoi ? Il devait ouvrir la malle.

Les ferrures lui résistérent un moment puis elles cédèrent et, avec dégoût, il souleva le couvercle. La malle était vide mais dans une poche latérale il découvrit la photo : deux enfants souriaient au photographe, ils étaient jumeaux.Quelque chose affleura, le sentiment qu’il tenait là peut-être une partie de la réponse. Au fond de la poche, aplatie, ratatinée, une patte de lapin et un petit carnet avec des chiffres.

Le vent avait redoublé d’entensité et le ciel sinistre se devinait à travers les tuiles disjointes. L’inspecteur Marlowe jeta un dernier regard sur la pièce malodorante, il rangea la photo et les objets dans des sachets plastiques pour ne pas détruire d’éventuelles empreintes et quitta rapidement les lieux. Des jumeaux ! Il réfléchissait vite : ce visage si particulier dont il voyait sous ses yeux le double, il le connaissait, tout comme ce sourire. Il l’avait vu sur les lèvres de ce Karlsen qui l’avait défié pendant les longs interrogatoires : tout l’accusait, on l’avait vu quelques jours avant le crime dans un coin du parc, il se disputait avec la victime, un homme d’un certain âge que l’on avait retrouvé poignardé le lendemain dans une ruelle sordide. Pourtant son employeur était formel, Karlsen était en déplacement avec lui, ils ne s’étaient guère quittés, il n’était pas l’homme du parc et ne pouvait se trouver sur les lieux du crime ce jour là.

Dans l’abri de sa voiture, Marlowe regardait à nouveau, attentivement, la photo. Les deux enfants se tenaient par la main mais à bien y regarder, le geste paraissait désespéré et malgré ce sourire, quelque chose dans leurs visages semblait un appel au secours. Etaient-ils sur le point d’être séparés ? Pourquoi lors de l’enquête rien n’avait-t-il laissé supposer l’existence d’un autre enfant ? Karlsen n’y avait jamais fait allusion, pas plus que les personnes de son entourage ni les parents qui l’avaient adopté. Ils étaient très âgés mais une telle chose n’aurait pu s’effacer de leur mémoire.  

L’inspecteur Marlowe lut et relut les chiffres du petit carnet ; il réalisa soudain qu’ils correspondaient vraisemblablement à des dates. En face de ces dates, des initiales qu’il n’avait pas remarquées au premier examen du carnet. La plupart étaient libellées «  I-ND de L », « I-ND de S » « O-ND de G ». Cela avait-il un rapport avec les enfants ? ND pouvait-il signifier Notre Dame, ainsi qu’étaient dénommés beaucoup d’établissement accueillant des enfants ? Et dans ce cas la lettre « I » pouvait-elle correspondre à « institut » ou «  institution », et « O » à orphelinat ?  Marlowe eut l’intuition que c’était là la piste à suivre et décida de consulter les archives de la ville. S’il y avait bien un lien, les enfants seraient maintenant des adultes ; leur l’âge pouvait correspondre à celui de la sinistre période où l’occupant avait décidé de créer une race pure. Il connaissait ces pages noires de l’histoire de son pays, l’existence de ces établissements et les rumeurs qui avaient couru sur ce qui se passait entre leurs murs. Pendant l’Occupation, les enfants nés des relations entre les soldats et les femmes, en tout cas pour ceux qui présentaient les critères de la race pure, étaient élevés dans les lebensborn. Les autres étaient éliminés, ou au mieux enfermés dans des orphelinats. Bien que nés de la honte, certains avaient été ensuite adoptés.

Oui pensait l’inspecteur, il y avait là une piste. L’un de ces enfants était devenu Karlsen, mais où était son frère ? Et pourquoi les jumeaux avaient-ils été séparés ?  Marlowe avait sonné aux portes des rares institutions qui existaient encore et où, il l’avait vite compris, on s’efforçait  d’oublier les heures sombres. Il s’était souvent heurté au silence, personne n’avait reconnu les enfants de la photo et les registres n’avaient livré aucun secret. Le sentiment d’un échec et d’une injustice le tourmentaient.

Il finit par comprendre ce qu’il devait chercher mais il lui fallait tout reprendre, retrouver la trace de ce jumeau qui lui avait fait signe. Il était en fait à sa merci et il sentit l’amertume l’envahir.

Et puis, un soir alors qu’il avait forcé sur l’akavit pour oublier le temps où il était encore un fin limier, on l’appela : la voix de l’inconnu était sombre et triste.

« Je vous ai envoyé ce qu’il restait des archives de Notre-Dame de Lorsen. Je vous ai observé là-bas au milieu des murs à moitié écroulés... Vous voyez Marlowe, enfant j’ai eu la malchance de claudiquer ; mon frère, lui, courait à perdre haleine dans les prés et les bois. On m’a trimballé d’un orphelinat à l’autre mais celui là c’était le pire, dirigé par une brute. Il m’a fallu du temps pour retrouver mon tortionnaire, je me suis vengé. Il fallait que quelqu’un le sache. Maintenant, par pitié, laissez tomber, Marlowe ».

L’inconnu avait brusquement raccroché.

Après quelques nuits d’insomnie, l’inspecteur Marlowe décida de classer définitivement le dossier du crime de la ruelle. Il devait oublier toute cette histoire même si cela devait froisser son sens du devoir ; mais avant cela il expédierait la patte de lapin à Karlsen : même si elle n’avait guère porté chance à son jumeau, ça lui ferait toujours un souvenir .

L’inspecteur Marlowe se reversa sur son fauteuil. Au fait,ces deux-là n’avaient peut-être jamais cessé de se voir.

Il soupira. Oui, le mieux c’était vraiment de laisser tomber.  

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