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17 juin 2015

L'heure bleue, par Jean-Claude Boyrie

L'heure bleue.

2015-2 

En ce caniculaire après-midi de juin, Michel Pescalune transpire dans son bleu croisé cravetouse, un costard décalé par rapport au public qui ne cesse de défiler à l'Hôtel de Lonthomon. Mais en tant que Conservateur du patrimoine, donc faisant partie des institutionnels, il se doit de paraître en tenue correcte à la manifestation « FMR », laquelle attire, comme on sait, beaucoup de visiteurs, résidents et touristes. N'empêche : il se sent mal à l'aise au milieu d'hommes en corsaire et chemisette et de femmes en robe d'été des plus décolletées. La jupe de Flo n'échappe pas à la règle. Écarlate et de forme évasée, elle évoque la corolle d'un coquelicot.

Tous deux se sont retrouvés là par hasard, enfin presque. C'est elle qui est allée au devant de lui, l'aborde la première, en lançant sur le ton de la badinerie :

« Alors, comment va Monsieur le Conservateur.... ? ». Elle sait qu'il déteste ce titre ronflant. Jadis, lorsqu'il faisaient ensemble leurs courses au magasin bio, Florence prenait un malin plaisir à chercher les produits « sans additif ni conservateur ». C'est déjà loin tout ça. Michel songe qu'il est passé du mauvais côté de la barrière, où l'on raille « Monsieur » pour ses cornes qui dépassent ; plus question qu'elle le gratifie d'une formule d'affection du genre : « Michou, mon chou ».

C'est comme s'il avait un obus dans le coeur, tout prêt à exploser.

Au milieu de cette foule dense, il aurait pu faire en sorte d'éviter son ex, ou bien feindre de ne pas la reconnaître. S'il l'avait croisée dans la rue, il aurait pu changer de trottoir, pour manifester son animosité. Mais il sait que la grossièreté ne mène à rien. Le mieux, se dit-il, serait d'échanger un discret signe de tête, avant de détourner le regard. C'est généralement ce que font les gens qui n'ont pas envie de se parler. Le fait est qu'il n'avait rien de précis à lui reprocher. Elle non plus, d'ailleurs. Au fil du temps, sa compagne a donné des marques de désaffection. Puis est venue une longue bouderie à laquelle il a répondu par un froid silence. Cette situation qu'on baptise aujourd'hui « faire un break » revient de fait à une rupture. Il avait pour sa part plutôt mal pris la chose et mis son mouchoir par dessus. Aujourd'hui, Michou s'efforce de n'y plus penser.

L'Hôtel de Lonthomon représente un lieu chargé de souvenirs pour elle et pour lui. Au début de leur relation, c'était leur point de rendez-vous favori. S'il est vrai que les vieilles demeures ont une âme, alors les générations qui se sont succédées ici, certaines familles l'occupant simultanément, on laissé leur trace. En partenariat avec ses collègues de la Pinacothèque d'Aulularia, Michel avait naguère écrit sur cet hôtel XVIIIème entre cour et jardin, un opuscule intitulé : « La maison partagée ». Cet ouvrage, édité à une cinquantaine d'exemplaires, n'avait pas fait recette, mais rencontré un succès d'estime. Le vain écrivain n'était pas encore sur le chemin du Goncourt. Par curiosité peut-être ou simple désoeuvrement, Florence s'était intéressée à son recueil de nouvelles. Au cours d'une séance de dédicace, Michel avait remarqué cette étrange groupie qui se disait étudiante en Arts déco. Puis, en tout bien tout honneur, il s'était entiché d'elle. La jeune femme était alors attirée par cet homme de dix ans son aîné. D'ailleurs, elle-même avait le double de l'âge des gamins (selon sa propre expression) qu'elle côtoyait sur les bancs de l'Université. Comme quoi tout est relatif....

Florence était précédemment Chargée de clientèle dans une banque d'affaires. Elle avait démissionné de son poste en pleine crise de burn-out, à moins que ce ne fût le bore-out, le nouveau mal du siècle, censé frapper les gens qui s'ennuient à leur travail ou se sentent insuffisamment reconnus. Ce qu'on nomme pudiquement le « business » l'ennuyait profondément. « Pour parler franchement, votre argent m'intéresse » n'était pas vraiment sa tasse de thé. Alors, elle avait entrepris une formation de designer. Cela débutait par un stage chez un antiquaire pour apprendre à connaître les meubles anciens. Ici même, à « L'heure bleue », Flo s'est toujours sentie chez elle. De nos jours, l'hôtel est encore et toujours partagé : la boutique faisant en même temps fonction de salon de thé occupe lune partie des locaux. Michel ne s'est fait pas faute de prodiguer à son nouveau coup de coeur ses conseils éclairés, dont Florence n'avait nul besoin, du fait son sens artistique inné. C'était un peu comme « L'Histoire de l'Art expliquée à ma chouette ».

À la longue, elle se lassa de sa pédanterie et tint Michel Pescalune pour ce qu'il était : un homme en morceaux, un vilain pas beau doublé d'un lunatique. Au moins, celui-là n'avait pas volé son nom.

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2015-32

Cet après-midi de fin de printemps s'étire interminablement. Retrouvant leurs anciennes habitudes, les deux ex se sont attablés dans l'arrière-boutique du Magasin d'antiquités/ salon de thé, pour faire en quelque sorte une sieste méditative à l'abri des regards indiscrets. Le service traîne un peu. En attendant leurs consommations, Michel et Florence admirent une nouvelle fois le raffinement du décor, des objets précieux qui les entourent, parlent de tout et de rien, surtout de rien. Il évite de la regarder dans les yeux, de peur d'y lire une inévitable sanction. Le pire est qu'il ne voit en face de lui qu'une étrangère, à mille lieues de celle dont il était si follement épris trois ans plus tôt. Bon anniversaire, mon amour ! C'est tellement plus confortable de vivre avec un fantôme ! À l'image qu'il a conservée d'elle, au creux de son coeur, se substitue un contour flou, moins plaisant. Les premiers plis d'expression, dont il aimerait croire qu'ils sont une forme de sourire, ont imperceptiblement marqué son visage. Il a beau se répéter, on appelle ça la méthode Coué, que le temps glisse sur elle sans l'atteindre, il ne peut s'empêcher de lui trouver la taille moins bien prise et le buste alourdi. Mais c'est surtout le timbre de sa voix qui a changé. Ses propos n'ont plus la légèreté, la spontanéité d'antan, lorsqu'ils pouvaient tout se dire impunément. Aujourd'hui, le climat de confiance qui régnait entre eux est bel et bien rompu, les sentiments naufragés ne peuvent se remettre à Flo. Malgré ses efforts, Michou n'arrive pas à orienter la conversation vers des sujets personnels. Florence redoute les explications, plus encore les représentations, dont elle a une sainte horreur. Alors on gamberge sur l'architecture de l'éphémère, les structures-résille qui vibrent et flageolent au gré du vent, les grains de sable empilés, les ballons rose et blanc qui s'envolent et retombent, les confetti semés sur l'assistance comme des pétales de fleurs, les miroirs d'eau qui reflètent les ouvertures de la façade pour y projeter à leur tour des gerbes de lumière et en modifier constamment la perception. Comme c'est bizarre, on dirait qu'ici les murs ont des étoiles ! Le thème du rapport au temps est récurrent, le présent n'est qu'un vécu fugace et qui se résout dans l'instant. Rien n'est figé dans ce monde où tout change, où seul l'éphémère dure. D'où le titre de la manifestation, d'ailleurs.

Heureuse diversion : la serveuse apporte enfin sur un plateau les consommations qu'ils ont commandées. Cappuccino noisette pour lui, sorbet chocolat pour elle. Des produits garantis sans colorant. Surtout sans conservateur, ça va de soi.

Retrouvant son air mutin d'autrefois, Flo ne peut s'empêcher de piquer dans la tasse de son vis-à-vis un peu de mousse onctueuse qui tiendra lieu de crème Chantilly. La glace est rompue, enfin si l'on peut dire. Avec sa petite cuiller, la jeune femme s'escrime désespérément sur les deux boules qui semblent juste sorties du congélateur. Une seule chose à faire : laisser la glace fondre doucement dans sa coupe, ce qui ne devrait guère tarder, vu la température ambiante. Il n'y a pas de noyau dur dans le chocolat. Entre temps, elle tourne et retourne la tuile aux amandes enroulée en forme de cigare oblong. Elle malaxe entre ses doigts ce biscuit croustillant, puis s'en sert comme d'un chalumeau. Flo suçotte l'extrémité du biscuit, la porte à ses lèvres avec une mine gourmande, aspire le sorbet au fur et à mesure qu'il passe à l'état liquide. Pauvre Michel, qui dans sa naïveté s'imagine encore qu'elle tend les lèvres vers lui. Si la matière grise était rose, personne n'aurait plus d'idées noires. Mais hélas, tel n'est pas le cas.

Comment ce spécialiste d'Histoire de l'Art pourrait-il se méprendre sur le sens métaphorique du tableau qu'il a sous les yeux ? Michel se souvient opportunément de cet aphorisme des Anciens, qui disaient dans leur immense sagesse : « Neque semper arcum tendit Apollo » - « L'arc d'Apollon ne peut rester indéfiniment tendu ».

Piste d'écriture : emploi de titres de théâtre (en italiques dans le texte).

Illustrations : Photos de l'auteur (Festival « Architectures Vives » à Montpellier, 10ème édition)

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