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18 février 2016

Il alla voir ses plantes... par Carole Menahem-Lilin

Alterner focalisation externe et interne, à la troisième personne.

C’était un jour de fin janvier ; il alla voir ses plantes. Posées les unes à côté des autres dans la serre, sur des étagères d’acier gris, elles figuraient une forêt dépouillée. Il eut fugitivement l’impression de monter entre les pots, comme entre les lacets d’un chemin encavé. Il aurait plu, la terre se serait légèrement éboulée, la brume monterait, rousse, limitant la visibilité, mais le plongeant dans de riches odeurs de terreau et de ciel. Il déplorait qu’il n’y ait pas suffisamment de mots pour parler de ces odeurs de l’air, si diverses lorsque l’on marche dans un bois, qu’on arrive sur un plateau, qu’on redescend dans une combe… Il aurait pu contribuer à les lister, les adapter, voire les inventer ces termes. Mais aujourd’hui il avait l’esprit à se laisser porter plutôt, imprégner par le réel, riche, et les radicelles d’imaginaires qu’il déployait. Ainsi ces pots de terre, et leurs soucoupes, d’argile elles aussi. Brun rouge avec de soudaines nuées blanches, qui sourdaient le long de certaines parois il ne savait pourquoi, comme une floraison de sel. Ou bien, près des rebords ou surmontant les soucoupes, de petites cascades noires, excès d’arrosage ou révoltes de terreau, s’étaient engranulées là, telles une mémoire d’évènements minuscules.

Minuscules pour moi songea-t-il. Mais nous sommes issus de tels évènements géologiques minuscules. À la taille du système solaire, notre planète n’est qu’un système complexe de racines, tenant dans le poing d’un géant... Il resta là un moment à rêver. Qu’était-il lui, humain, qu’était sa serre, son œuvre, sa poésie, toute la poésie de toute l’humanité, à l’échelle de l’univers ?

C’était pourtant sa conscience, affûtée par le pouvoir décapant des mots, qui lui permettait de penser cela – pensa-t-il. Il respira plus fort, ravi. Un peu de buée se forma à la sortie de ses narines, de ses lèvres. Face à lui les rameaux encore ternes, portant encore des feuilles brunies, cassantes, le regardaient. Oui le regardaient, c’est ainsi qu’il éprouvait cela, une pensée en acte, qui ne se formulait pas en formules mais en formes et déformations, pulsions et tensions. Certains après-midi dans la serre, certains soirs dans les bois, les branches le jaugeaient, sans méchanceté aucune. Il faisait juste partie du bio-diversitiel… Il sourit à nouveau à ce mot. Il se pencha, toucha du doigt le renflement doux qui laissait présager un bourgeon, observa ici la rougeur encore pâle, là un duvet plus ocre que vert : la sève était à l’œuvre.

Cela faisait tout de même un choc, quand on se rendait compte de cela : on était mesuré, l’autre existait, présence silencieuse et concentrée, éclairée de l’intérieur, minérale, végétale, conscience ramifiée. Lui aussi était partie d’un tout, cette pensée non parlée, non imagée était au travail dans son ventre, dans sa peau, comment s’exprimait-elle ? Elle était espace et interstice, multiplication et indicible. Elle le faisait vivant et lui insufflait des rêves, dont il ne gardait au matin qu’un parfum, un goût, une salive. Là commençait pour lui la poésie.

Le soir tombait. Dans la vitre de la serre, mauve et dorée au crépuscule, il aperçut son reflet, ses cheveux qui frisaient et exubéraient au-dessus de son large visage. Soixante ans, et une forêt vierge sur la tête… Décidément oui, la pensée physique était à l’œuvre. Demain, il reviendrait arroser, et dans la semaine il rempoterait les plantes grasses. S’il le sentait ainsi ; si elles le voulaient bien. Sinon, on attendrait que la poésie le souffle.

 

 

 

 

 

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