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19 février 2016

Échnge pervers, par Jean-Claude Boyrie

 

Échange  pervers.

Conversation

Henri Matisse : « La conversation », 1911, huile sur toile 177 x 217 cm, Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg.

  La fenêtre s'ouvre toute grande sur un jardin. Au-delà du garde-corps en fer forgé, le spectateur perçoit la silhouette d'un arbre et trois parterres fleuris. On ne saurait dire si la scène se passe à l'extérieur, ou si  le décor lui-même envahit la pièce. À moins que ce qu'on prend pour une fenêtre ne soit en réalité un papier peint, ou bien un tableau fixé au mur. Il s'agirait en pareil cas d'un trompe-l'oeil propre à déconstruire l'espace-perspective. Au dehors, qui donc peut être un « dedans », le soleil, qu'on suppose ici radieux, plaque sur les objets une lumière crue.
  Au premier plan (le seul, en fait, car il s'agit d'un aplat de couleur bleue uniforme) figurent deux personnages vus de profil. L'homme, encore jeune, est debout, sa compagne est assise sur un fauteuil en face de lui. Sans doute avons nous affaire à un couple marié. Nous ignorons tout de ces deux présumés conjoints, que nous appellerons Pierre et Edwige.
Comment se fait-il qu'aujourd'hui Pierre ait l'air d'émerger de son lit ? Pourquoi traîne-t-il encore en pyjama dans le salon bleu, quand dehors il fait si beau ? Pierre se tient droit comme un I, comme au garde-à-vous, barbiche pointée vers le sol. Sa tenue à rayures donne à penser que pour lui, la vie en couple est un bagne. Il a l'air embarrassé, mal dans sa peau, ses yeux flottent dans le vide. Edwige lui jette un regard sans aménité. Son peignoir de velours noir s'entrouvre au niveau du décolleté. Sa pâle carnation contraste avec la tonalité sombre du vêtement. Ses cheveux dénoués flottent sur ses épaules, comme si elle se préparait juste à les laver. Peut-être vient-elle juste de se faire un shampooing, mais n'a pas eu le temps - ou pris la peine – de passer au séchoir. On imagine ainsi leur dialogue :

  « Hier, j'ai fait un peu de ménage... » commence-t-elle, comme si la chose n'allait pas de soi. Cela va mieux en le disant car, apparemment, Pierre n'avait rien remarqué. Décidément, les hommes sont tous les mêmes ! En semaine, il est absorbé par sa vie professionnelle et se dit accablé la charge du travail. Ce qui fait qu'avec Edwige, ils n'ont jamais le temps de se parler.
   Aujourd'hui c'est dimanche, il va consacrer son temps libre à l'entretien de ses rosiers.
  « Au fait, poursuit Edwidge d'un ton inquisiteur, il m'a fallu mettre un peu d'ordre dans ton secrétaire, une chatte n'y retrouverait pas ses petits.
-  Ah bon ? Pourquoi donc ?
-  C'est que tu as la fâcheuse habitude de laisser traîner tes papiers n'importe où ! »
À présent, c'est lui qui regarde sa femme d'un air courroucé. Edwige sait pertinemment que Pierre n'apprécie pas, mais alors pas du tout, qu'elle fouille dans ses affaires.
 Il pense que la meilleure défense consiste dans l'attaque.
« D'accord, admet-il d'un ton faussement conciliant, mais dans mon désordre, au moins je me retrouve, alors que je ne me sens jamais si perdu qu'après que tu aies mis de l'ordre. »
Et vlan ! Pan sur le bec ! Edwidge bondit sur son siège. Elle qui jamais ne rechigne à accomplir les tâches ménagères, y compris les plus humbles, les plus ingrates, souffre du manque de reconnaissance chronique de son époux. Ce coup-ci, c'est la fois de trop. Lui sent venir l'orage. En fait, ne cherche pas franchement la guerre, et retire aussitôt sa remarque en déclarant que l'incident est clos.
   Clos ? Pas vraiment.
   Pierre blêmit, subitement pris d'un doute. Il craint qu'en rangeant son secrétaire, Edwidge n'ait mis la main sur… disons des documents compromettants. Que sait-elle au juste ? En admettant qu'elle ait découvert une certaine liasse nouée d'un simple ruban, il se peut qu'elle qu'elle garde ce secret pour elle.    
   Au moins pour l'instant, car il sait qu'il ne perd rien pour attendre.
   Alors, il prévient le coup.
  « Tu sais, il y a là de vieilles correspondances, je ne sais pas trop ce qu'elles y font, car elles sont vraiment sans intérêt . »
   Edwidge réagit au quart de tour :
  « Pas si vieilles que ça ! Certaines de ces lettres sont toutes récentes. Surtout plus intéressantes que tu ne le laisses entendre. »
   Ce qui prouve entre parenthèses qu'elle les a lues.
   Pierre se sent coincé. Que n'a-t-il dissimulé ces sacrées missives quand il était encore temps ? Il aurait bien mieux fait de les faire disparaître. À présent, c'est trop tard.
   Edwidge comprend que son époux n'a pas la conscience tranquille. Alors, elle met carrément les pieds dans le plat :
« Cette Émilie, au fait, de qui s'agit-il ? »
 Pierre aimerait bien noyer le poisson, mais il ne trouve pas d'explication plausible. Elle aurait l'impression, d'ailleurs fondée, qu'il a quelque chose à lui cacher. Alors, il finit par avouer :
« Émilie, oui, bien sûr… c'est une collègue de bureau. Disons mon assistante.
- Tu n'en parles jamais à la maison.
- S'il fallait parler de toutes mes relations de travail !
- S'il s'agit d'une simple relation, comme tu dis, je trouve que ta correspondante s'adresse à toi de façon bien affectueuse et emploie un style un peu trop familier.
- Entre collègues, je ne sais pas si tu es au courant, on se fait la bise et on se tutoie.
- Oui, mais on est pas obligé de se dire « Mon amour » ou « Mon petit chou » pour autant !
-  C'est vrai qu'Émilie, il faut la connaître, elle a facilement tendance à se lâcher, mais tu peux me croire, il n'y a pas de mal à se faire du bien.
  C'est juste énorme, mais Edwidge ne daigne pas relever ces assertions cousues de fil blanc.
  Elle se contente de hausser les épaules, habituée qu'elle est aux frasques de son mari. Si ce monsieur s'avise de faire le vilain, qu'importe après tout que ce soit avec Émilie ou quelqu'un d'autre?
   Pierre se drape dans sa dignité. Qu'avait donc sa femme à fouiner dans son jardin secret ?
   Et puis, maintenant que le mal est fait, quelle pièce y coudre ?
   Bon, ce n'est pas tout ça, mais après ce bavardage, il serait temps pour lui de s'habiller, d'avaler un café,  de profiter de ce beau temps pour travailler au jardin. Deux heures ne seront pas de trop pour sarcler les mauvaises herbes qui envahissent ses plates-bandes. D'ici là, du moins il l'espère, Edwige aura le temps de se calmer. À son retour ils parleront d'autre chose, elle relativisera l'incident.
  Mais alors, pourquoi s'est elle enfermée à double tour dans la salle de bains ? Entendant couler sa douche, Pierre, une fois de plus, se mord les lèvres. Sa chemise (enfin, celle qu'il portait hier soir lors de son rendez-vous d'affaires, lequel s'est terminé fort tard) traîne encore sur le dossier de la chaise, où il l'a négligemment jetée. Il aurait dû penser à nettoyer les taches de rouge à lèvres, mais n'en a pas eu le temps. Il faut dire qu'il est rentré plutôt éméché. De toutes façons, on n'élimine pas comme ça l'odeur caractéristique du n°5 de Chanel, qui l'imprègne.
 Pierre ne va pas pouvoir sortir l'âme en paix. Avant de revêtir un tablier et de se rendre au jardin, muni de sa binette et de son sécateur, il jette par acquit de conscience un coup d'oeil sur son agenda. N'y a-t-il pas à la date d'aujourd'hui quelque indication malencontreuse ? Au point où en sont les choses… Non, fort heureusement, il ne voit rien de spécial.
   Sauf la date. « Merde, se dit-il, j'avais un trou de mémoire ! Aujourd'hui, c'est le 14 février. »
  À qui devait-il souhaiter la saint-Valentin ? À Edwige ? À Émilie ? Il a oublié pour les deux.

    Matisse a peint « La conversation » en 1911. Depuis lors, plus d'un siècle a passé, les mœurs conjugales ont évolué. De nos jours, fort heureusement, une telle scène n'aurait plus lieu d'être !

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