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21 novembre 2016

Vivre! par Florence Chaudoreille

Ecrire à partir d’une photographie. Réfléchir aux différents points de vue possible, éventuellement les alterner.

URSS, tout début des années 80. Couple tout récemment marié vous partez en voyage de noces, sur le Transsibérien. Plus d’une semaine pour parvenir à l’extrémité est du pays, et ce n’est encore que le début du voyage, qui doit se continuer chez des amis d’amis, dans la nature sauvage habitée par les moustiques en été… Vous avez prévu votre ravitaillement, et des provisions de thé, que vous buvez à longueur de journée, tout en discutant, rêvant votre vie ou lisant. Vous voyagez en première classe, pour réduire la promiscuité, ne pas être en contact trop proche avec les représentants de commerce alcooliques convoyant de lourdes valises, qui occupent à une écrasante majorité les wagons de seconde classe. La routine s’installe, rythmée par les arrêts en gare, de durée imprévisible, durant lesquelles des vendeurs ambulants de nourriture et de boissons se hissent dans les wagons, et rivalisent pour vous vendre alcool frelaté et pâtes de pommes de terre.

Dans votre compartiment un étranger, journaliste animalier américain, a pris place, et vous sympathiserez au cours du voyage.

 

Lorsqu’Evguenia arpente les wagons pour se dérouiller les jambes et se changer les idées, vous Serguei, vous ferez comprendre à mots couverts au journaliste que ce voyage de noces est en fait une fuite. Agent double, votre situation était devenue trop dangereuse à Moscou. Vous savez être protégé le temps du voyage en train. Vous pressentez que vous avez peu de chance d’en réchapper sitôt arrivé en Sibérie. De toute façon, si vous avez la vie sauve, l’exil loin de tout sera la seule issue possible. Vous n’avez aucune illusion sur une possible exfiltration par le Japon. Vous demandez au journaliste de vous photographier dans votre sommeil, et de diffuser cette photo pour témoigner aux Etats-Unis de votre vie brièvement mais pleinement heureuse ensemble.

 

Evguenia ne sait rien de la vie d’agent double de son mari, elle connaît par contre son goût du romanesque, des voyages, des rencontres. Elle sait qu’elle ne s’ennuiera pas à le suivre jusqu’en Sibérie, même si c’est pour tenir compagnie aux moustiques, et aux insoumis abandonnés de quelque bourgade improbable. Sa vie toute tracée de journaliste modèle, apte à calibrer ses écrits et ses propos aux codes non écrits de la propagande, lui pesait avant même d’avoir vraiment commencée. Evguenia ne sait rien, consciemment du moins, mais inconsciemment c’est moins sûr. Il y a de nombreux signes ténus qui crient le danger, comme cet homme qui passe périodiquement devant leur compartiment, en les dévisageant. Serguei qui est englué dans une fatigue nouvelle, comme si le poids du monde s’était abattu sur lui. Son odeur même qui a changé, d’habitude douce et salée, elle a quelque chose d’acre maintenant.

Ce journaliste américain ne lui inspire pas confiance, il est équipé de nombreux appareils photo professionnels, et elle se sent épiée, ravalée à l’état de biche traquée par un chasseur.

 

John McNamara a grandi sur la côte ouest des Etats-Unis, fasciné à la fois par la beauté des grands espaces et le glamour d’Hollywood. Il est parvenu à convaincre une grande revue américaine de financer son voyage, pour réaliser un reportage en Sibérie. Cela lui a demandé beaucoup d’énergie et d’obstination, et il n’a tout simplement pas envisagé qu’il partait pour un autre monde, beaucoup moins reluisant, aisé et positif qu’aux Etats-Unis. L’alcoolisme prégnant qui l’environne le met mal à l’aise. Le mal-être et le fatalisme russe lui sont proprement incompréhensibles. Aussi il se raccroche à ses discussions avec Serguei, il est fasciné par la beauté qui émane de ce couple, à la fois tellement étrangère à son univers, et conforme aux codes du glamour d’Hollywood.

*

Lorqu’Evguenia s’est réveillée brusquement, peu après la prise de vue, sa colère a été violente. Elle a accusé le photographe d’être un espion, puis de vouloir faire de l’argent avec leur photographie. Puis c’est parti en délire, il voulait prendre son âme, la manger ou l’emporter dans son pays. Commencée en anglais, sa diatribe a continué en russe, ce qui l’a d’autant plus ébranlé. Il ne comprenait pas le sens littéral certes, mais les émotions d’Evguenia lui parvenaient, sans filtre.

*

John McNamara est décédé peu après son retour aux Etats-Unis, attaqué et à demi dévoré par un grizzli dans le parc de Yellowstone. Il n’a pas pu tenir sa promesse à Serguei de faire figurer cette photographie prise dans le Transsibérien dans une de ses expositions. Il avait bien compris que la mort des nouveaux mariés ne faisait pas de doute, la preuve de vie promise par Serguei n’ayant pas été envoyée. Pour la première fois de son existence, il avait ressenti un déchirement intérieur violent. Non la vie ne se limitait pas à ce que l’on voyait dans les films produits à Hollywood, et non, de belles photos bien léchées d’animaux sauvages ne contenteraient plus son âme. Cette faille dans sa vie aimantée par la recherche esthétique, dans un monde définitivement bon parce qu’on en avait décidé ainsi, l’avait conduit à prendre des risques lors du reportage au parc Yellowstone. Une erreur de débutant, vraiment. Bizarrement cela avait presque été un soulagement de voir cette montagne brune débouler sur lui, et de sentir son souffle. Il allait quitter ce cirque, cette prison tapissée de belles images et de bons sentiments, cette obligation d’être heureux, de sourire, et de socialiser, à laquelle il n’arrivait pas à déroger.

*

En regardant cette photographie, trouvée au rebut dans un vieux carton sur un trottoir de San Francisco, tu penses à tes grands-parents, qui sont parvenus à quitter l’URSS en s’enfuyant par Vladivostok, avec quelques habits dans un sac de voyage. Aucune photographie n’a pu être sauvée de leur vie d’avant. Alors celle-ci tu l’adoptes. Peu après leur mort, il est important que tu conserves une trace de leur passé, eux qui n’en avaient pas. Cette greffe de souvenir russe, bien encadrée, occupe le mur de ton salon, et elle occupe tes pensées. Selon ton état d’esprit, tes réussites, tes échecs, tu y vois une beauté fulgurante, ou la preuve que la vie est un tissu de hasards, un maillage d’inconnues.

 

affiche_expo_vivre

 

 

Exposition "Vivre!", les collections d'Agnès B. au musée de l'immigration. La photo est de Cartier-Bresson (Roumanie, 1975)

 

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Commentaires
L
voyager ce n'est pas changer de pays , c'est changer de regard marcel proust bravo
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