L'île des Morts, par Jean-Claude Boyrie
Déluge 13
Xavier
L'île des morts
La frontière.
Qu'est qui nous fait tant aimer une frontière ?
C'est juste que la terre est ronde, et forcément,
qu'on est toujours au nord de quelque part, au sud
d'un autre endroit. Qui sait où passe la limite ?
On est toujours aux yeux de l'autre un étranger.
Nîmagine.
On prétend que le Gard se trouve au nord du sud.
À diverses saisons, je m'imagine Nîmes.
Le printemps fait éclore aux vergers mille fleurs.
Plus tard, l'été brûlant dessèche la garrigue.
L'automne en gardera les troublantes senteurs.
L'hiver, c'est une ville à vous glacer le coeur
surtout comme aujourd'hui quand sévit le mistral,
ce triste jour où l'on enterre Nathalie.
Le cimetière protestant.
Hors les murs de la ville, en direction d'Alès,
son cimetière est à mes yeux le bout du monde,
un lieu vers où l'on va, d'où l'on ne revient pas.
J'y vois de hauts cyprès épars entre les tombes,
que violemment le vent agite par rafales.
Un haut mur naît de l'ombre. On remarque à l'entrée
une étrange statue « à l'immortalité » (1).
Que pensent les défunts de cette allégorie ?
L'improbabilité d'une île.
Où ce trouve cette île au coucher du soleil ?
Vers ce lieu solitaire, et sa falaise abrupte.
Une barque à fond plat lentement s'achemine,
portant un passager, drapé dans son linceul.
Le nocher taciturne, et tout de noir vêtu
d'un rythme cadencé, frappe l'eau de sa rame.
Le passage coûte une obole : trois fois rien.
Ce soir, la mer est d'huile. À quoi bon se presser ?
Pourquoi faut-il qu'on tremble à l'instant de passer ?
Nul ne devrait craindre ce bord. Il apparaît
que la rive des morts, étrangement ressemble,
à celle des vivants que l'on vient de quitter.
Cet éphémère instant qu'on nomme l'entre-deux
n'est déjà plus l'avant, pas encore l'après.
Mais que font là ces gens, tous en deuil, assemblés ?
L'homélie.
Le vent couvre la voix terrible du pasteur,
quand il nous lit l'évangile selon Matthieu (2),
parabole évoquant vierges sages et folles.
« Nathalie a consumé l'huile de sa lampe
avant de s'en aller. Qui peut la condamner ?
Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure.
Il ne faut pourtant pas rester sans espérance.
Le Seigneur aime chacun d'un égal amour. »
J'aimerais tant croire au propos de l'officiant…
Après son homélie, on récite des psaumes.
Vient l'instant du silence et du recueillement :
tour à tour, les présents s'approchent du cercueil.
Le touchant de la main, ils font à la défunte
un léger signe d'adieu. C'est déjà la fin.
Quatre hommes, des amis proches de la victime,
ont empoigné la bière et conduite à la fosse.
Un grincement : le coffre est descendu par treuil
au fond du trou. Comment dire mon émotion ?
Une fois mis le corps de Nathalie en terre,
je ne puis oublier qu'elle fut ma fiancée.
Qu'importe ce qu'elle a pu faire par la suite ?
Ce qu'on nomme l'amour n'est-il qu'un faux-semblant ?
Les sentiments sont-ils, comme tout, éphémères ?
Nous mêmes ignorons où passe la frontière
entre vie et trépas, rêve et réalité.
C'est tout. « On jette enfin la terre sur la tête »,
écrit Pascal, et puis « en voilà pour jamais ! »
Retrouvailles.
Après l'inhumation, je n'ai plus bien conscience
de la suite. Il me semble alors que l'assistance
esquisse un mouvement confus de dispersion.
Non loin du cimetière, au comptoir d'un café,
la famille entreprend de grouper ceux qui restent.
On nous sert du chocolat chaud, d'autres boissons,
juste pour se retrouver. Des embrassades,
des souvenirs, des mots personnels échangés…
On dit ses souvenirs, on lit quelques poèmes…
Mais de cela, je n'ai nulle envie de parler…
Que pourrais-je ajouter ? La vie qui continue….
Piste d'écriture : Jacques Darras, Chimay, L'indiscipline de l'eau (Gallimard , 2016)
Thèmes de la frontière, du passage et de l'entre-deux.
(1) Sculpture de Pradier, haute de 2 m, début XIXème
(2) Matt. 25,1.
Illustration : Hans Böcklin, « L'île des morts » (1880) , Bâle, Kunst museum. Ici,version de Berlin (1884).