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1 novembre 2017

Dehors, par Nyckie Alause

Piste d'écriture: écrire des dialogues entrecoupés de narration

 

La porte s’est refermée, silencieuse, comme une ombre. Le claquement de fin de course du pêne le confirme. Jusque-là j’aurais pu croire qu’il s’agissait d’un effet lumineux, une conséquence de l’heure. Les nuages rapides qui croisent nos cieux aujourd’hui sans ralentir occultent le soleil dans une danse hypnotique.

— Je serais à ta place, je ne mettrai pas le nez dehors.

C’est ce qu’il m’a dit tandis que nous prenions notre petit-déjeuner dans la cuisine.

— Ai-je le choix… vraiment le choix… de rester ?

Je me demande pourquoi il se permet, sous le prétexte que nous vivons ensemble, de croire savoir ce que je devrais faire ou penser.

« C’est l’heure ! Passe une bonne journée ! »

 

Dans un jour stroboscopique accentué par les ombres affreuses des arbres sur les trottoirs blancs, je marche. Chacun de mes pas est précédé d’un tiret long comme les phrases que j’aurais pu prononcer, les mots que je devrais lui dire.

« Débarrasse le lave-vaisselle.

«  Va faire quelques courses pour le diner

«   S’il te reste du temps change donc les draps

«  Pense à rentrer la poubelle grise.

Mais de cela je n’ai rien dit. Mon but, l’urgence de mon but ? Provoquer un dialogue. Avec lui. Devrais-je commencer par une question ? Une phrase moins directive, des mots moins péremptoires ?

« Pourrais-tu, voudras-tu bien… ? »

Un arrêt sur image. C’est le ciel, déserté soudainement des nuages, qu’un soleil pâle transperce. Ce sont les arbres maigres qui ne projettent qu’une ombre mince que j’enjambe d’un pas, suivi de plusieurs pas, dans la lumière. En regardant le sol je ne vois que des pieds, en regardant devant je ne vois que les ombres fugaces des passants comme des fantômes. Le temps m’échappe. Je suis à présent assise sur une chaise de bureau.

— Il faisait un temps ce matin à ne pas mettre le nez dehors ?

Je sursaute. M’aurait-il suivie ? Non, juste le nouveau collègue, Heu… Bertrand, c’est ça.

— Heu… Je ne sais pas, j’ai pas fait attention.

— C’est le problème, de tout le monde, le manque d’attention…

Je le dévisage comme si je le voyais pour la première fois (il n’est là que depuis deux mois) et me hasarde à produire un sourire, comme un sourire entendu. Façon « nous sommes sur la même longueur d’onde ». Je me hasarde et pourtant ce n’est pas dans ma nature. Puis je me re-concentre sur mes fiches, mon clavier, mon écran, mon travail. S’il ne comprend pas que je suis occupée je vais devoir le lui expliquer, de vive voix. Je pourrais dire :

« Débarrasse un peu ta station de travail…

« Occupe-toi de rapporter tes tasses qui font des auréoles sur le bureau…

« Prends le temps de les laver car l’odeur du café…

Mais je risque de le heurter en étant, directive, péremptoire, pressée d’en finir avec cette conversation.

— Je me dépêche car aujourd’hui je dois partir plus tôt !

— … ?

— …

— Pourquoi ?

Mais quel culot ! Il me demande pourquoi alors que nous ne nous connaissons qu’à peine, que je me contente avec lui d’un bonjour simplement cordial, d’un bonsoir poli, d’un bon weekend automatique le vendredi après-midi.

— Pourquoi quoi ? Pourquoi les gens manquent d’attention ? lui dis-je en tentant de noyer le poisson.

— Pourquoi partiras-tu plus tôt ? Tu ne l’as jamais fait. En tout cas tu n’est jamais partie avant l’heure depuis que je travaille avec toi. Et je n’ai pas entendu dire que tu l’aies jamais fait.

— Heu…

Une nouvelle preuve, s’il en est encore besoin, de ma capacité de répartie. En plus je crois que je viens de rougir et qu’il s’en est rendu compte. J’ai beau fixer mon écran avec intensité, je vois aussi la moitié de son visage et un petit sourire qui dévoile une denture éclatante.

— Heu… poursuis-je, j’ai rendez-vous chez le dentiste.

Et voilà que je viens de mentir. Sans raison. A ce Bertrand, qui m’indiffère et qui me fait face, jour après jour, trente-cinq heures par semaine. Et qui, de surcroit, s’arrange pour prendre sa pause déjeuner en même temps que moi… quasiment tous les jours.

 

— Veux-tu que je te rapporte une tasse de café ? me demande-t-il en saisissant par les anses les tasses qui se sont accumulées. Du thé plutôt !

— C’est ça, du thé, sans sucre, merci, dans une tasse propre.

Les derniers mots étaient en trop. C’est inouï ! Il m’observe ! Il est évident qu’il ne va pas me refiler une de ces tasses pourries qu’il vient enfin d’enlever de notre espace commun qu’il occupe impunément. Et, dès qu’il est parti, je commence à l’attendre, je sens monter mon impatience, je note l’heure sur mon écran et la contrôle sur ma montre.

Puis la routine de mes gestes et de mes pensées reprend le dessus, le travail, avant tout. Une plongée hors de moi-même dans un monde où les actions sont réglées, les pensées personnelles inexistantes, la lumière bleue dominante, le cliquetis des touches rassurant. Un monde sans souffrance et sans existence.

— Tiens ! dit-il en me réveillant d’un songe. Fais attention, il est brûlant.

— Mmm…, je lui réponds, toujours aussi loquace.

Et avec un effort je me fends d’un « Merci, heu…, Bertrand ».

— Incroyable ! Puisque tu te souviens de mon nom, je crois que nous pourrions déjeuner ensemble. Nous sommes presque intimes, non ?

Bertrand vient d’éclater de rire. Un rire clair, sans faux semblant. Nos collègues alentour chuchotent et nous regardent.

— Demain, promis, demain …

Et je suis retournée à ma tâche sans interruption jusqu’à quinze heures trente.

— A demain, heu…, Bertrand.

— Sans faute, Lise, tu peux compter sur moi, je serai là.

Il a ri à nouveau et dans mon dos j’ai senti son regard, longtemps après la fermeture de la porte.

Elle s’est refermée silencieuse, comme une ombre. Le claquement de fin de course de l’huis le confirme. Il y a eu un effet lumineux comme une éclaboussure de soleil, dans une ronde, hypnotique.

 

Je suis rentrée directement, en me pressant. Je voulais, je devais lui parler, avant qu’à son tour il parte travailler. Essoufflée, j’ai ouvert la porte qui, comme le matin, n’a fait qu’un léger clac en se refermant. Il n’était pas seul. Il n’y a pas eu de mots. Tout avait été dit.

 

Et puis la nuit. La matinée, comme tous les matins. Bertrand m’a demandé si, chez le dentiste, tout s’était bien passé.

— Tu es un peu pâle. Tout va bien ? Tu es sûre ?

— Une mauvaise nuit…

 

Il a souri comme s’il comprenait que dans ma vie, du crépuscule à l’aube, le temps a disparu. Je ferme un instant les yeux et ce clignement de paupières dissimule ce que la nuit aurait pu engendrer. Le temps, me dirait-il quand nous nous connaitrions mieux, n’est qu’un des éléments récurrents de ta prose. Oui ! Mais celui qui passe ou bien celui qui reste ?

 

 

— Je vais te chercher une tasse de thé ?

— Mmmm…

— Le temps pour moi de te le préparer…

— Tu parles de vécu, ou du temps qui nous est imparti ?

 

arbre hiver (2)

 

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